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Pour un accompagnement des familles endeuillées avec un enfant en bas âge

Supporting Bereaved Families with Young Children

Marthe Ducos1,*, Voskan Kirakosyan1,2, Nathalie Duriez3,4

1 Centre de Lutte Contre le Cancer, Institut Bergonié, Bordeaux, 33063, France
2 CAPS Composante URm RPpsy—15297, Université de Poitiers, Poitiers, 86000, France
3 Laboratoire Psychopathologie et Processus de changement (LPPC)—Université Paris 8, Paris, 75001, France
4 Groupe SOS Solidarité, Pôle Addiction IDF, CSAPA SOS 75 Site Monceau, Paris, 75001, France

* Corresponding Author: Marthe Ducos. Email: email

Psycho-Oncologie 2024, 18(3), 201-211. https://doi.org/10.32604/po.2023.043390

RÉSUMÉ

Objectif : Le décès brutal d’un jeune parent malade du cancer affecte profondément le conjoint et les enfants. La famille doit alors s’adapter à l’absence du défunt et se réorganiser pour élever au mieux les enfants. Les très jeunes enfants sont particulièrement vulnérables car ils n’ont généralement pas la possibilité d’exprimer leur souffrance. Pour leur donner la parole, nous avons conçu un dispositif innovant, La Petite Fille aux Allumettes, qui s’inscrit dans une démarche de démocratie en santé. Méthode : Nous avons évalué les effets de leur participation au groupe pour une population de huit enfants et leur parent. Les six parents ont évalué la régulation émotionnelle de leur(s) enfant(s) avant et après la thérapie avec l’échelle ERC-vf. Le FACES IV nous a permis d’évaluer la cohésion et l’adaptabilité de chaque famille. Résultats : Nous observons une meilleure régulation émotionnelle pour les huit enfants. Le dispositif favorise la résilience familiale. Cependant des difficultés persistent dans les familles rigides ou désengagées. Conclusion : Nous espérons que d’autres centres en cancérologie suivent notre modèle pour donner une place aux très jeunes enfants confrontés à la mort d’un parent à la suite d’un cancer et favoriser l’autonomisation des familles.

Abstract

Objective: The violent death of a young parent from cancer has a profound effect on both spouse and children. The family must adapt to the absence of the bereaved and reorganize to raise the children as best they can. Very young children are particularly vulnerable, as they are generally unable to express their suffering. To give them a voice, we have designed an innovative system, The Little Match Girl, as part of a health democracy approach. Methods: We assessed the effects of their participation in the group for a population of eight children and their parents. The six parents assessed their child(ren)’s emotion regulation before and after therapy using the ERC-vf scale. The FACES IV enabled us to assess the cohesion and adaptability of each family. Results: All eight children showed improved emotion regulation. The program promotes family resilience. However, difficulties persist in rigid or disengaged families. Conclusion: We hope that other cancer centers will follow our model to give a place to very young children dealing with the death of a parent from cancer, and to encourage family empowerment.

MOTS CLÉS


Keywords

Cancer; bereavement in young children; emotion regulation; health democracy; discussion group

La perte d’un parent chez l’enfant en bas âge

L’institut Bergonié, comme d’autres centres de cancérologie, est confronté à l’augmentation de cancers foudroyants chez des adultes jeunes, parents d’enfants en bas âge. La perte brutale d’un parent nécessite un accompagnement spécifique pour le très jeune enfant. La mort d’un proche constitue une expérience éprouvante, parfois inacceptable. Selon les époques, les sociétés et les âges, le rapport à la mort s’avère différent. Perdre un être cher modifie sensiblement l’équilibre antérieur et fragilise les relations entre les vivants. En conséquence, « les vivants ont toujours résisté contre cette désorganisation, cette remise en cause de l’ordre social des choses que la mort provoque » [1]. Quand la mort survient dans la vie d’un jeune enfant, elle affecte la dynamique familiale et peut avoir des retentissements profonds et durables sur son développement et le lien avec le parent restant endeuillé. Ainsi, prendre en compte l’âge de l’enfant s’avère particulièrement nécessaire, afin de tenir compte des spécificités des manifestations cliniques de la perte selon le développement de l’enfant.

Avant deux ans, l’enfant n’a pas accès à la parole et la mort constitue une notion abstraite pour celui-ci. Le petit n’a pas encore des repères stables pour appréhender le temps et la notion d’irréversibilité. Il vit dans l’instant présent, étant en dépendance aux objets concrets [2]. Entre deux et cinq ans, la mort est appréhendée comme une absence prolongée [3]. Toutefois, le petit reste sensible à l’absence de son parent et à la séparation et il peut ressentir la mort comme si le défunt continue à vivre ailleurs et peut revenir [2]. L’enfant n’a donc pas de représentation de la mort, il a uniquement une représentation de la vie, propre à son âge [4]. Il acquiert une connaissance réelle et conceptuelle de la mort à partir de 8 ans [3]. La confrontation au réel de la mort d’un parent à un âge précoce peut venir faire effraction dans son psychisme car il perd une figure d’attachement essentielle pour son développement sans avoir les moyens de comprendre vraiment ce qui se passe.

L’enfant a besoin de se sentir aimé et en sécurité. Il est important de garder autour de lui des repères stables à la fois matériels et humains [5] qui sont bouleversés par la survenue de la mort. La mort affecte également la relation à son parent restant, car ce dernier doit assumer son rôle parental, répondre aux sollicitations (physiques et psychiques) de son enfant [4] et faire face à de multiples changements, continuer à travailler, faire le deuil de son conjoint… Des travaux portant sur la dyade mère-enfant montrent que le parent restant n’est pas toujours disponible psychiquement pour répondre aux sollicitations de son enfant, étant lui-même dans une grande souffrance [6,7].

La perte peut organiser les perceptions, les dynamiques relationnelles et les réponses affectives de la famille. Elle devient alors un élément essentiel dans l’auto-organisation du système familial endeuillé [8]. L’enfant qui grandit dans ce climat émotionnel risque alors de construire son identité autour de la perte. Nous observons que cette identité est encore active chez cette femme âgée de 70 ans qui nous dit : « Quand j’ai su que ma mère est morte, j’avais 8 ans ! J’ai trimbalé ça pour les autres comme un sujet de compassion. J’ai l’impression que c’est la première chose que je disais quand je rencontrais quelqu’un… et vous voyez quand je suis en train de dire cela, je sens que je rougis et je pense que je touche quelque chose de profond là... Je me souviens très bien que je me suis sentie marquée et que c’était un sujet de compassion que je cherchais chez les autres ». Cet excès de parole vient compenser l’impossibilité de s’exprimer à 8 ans au moment du décès de sa mère. Mise à l’écart pendant les obsèques, l’enfant a dû se construire seul une histoire au sujet de cette mère et la perte, en tant que réalité psychique et affective, est devenue une composante de son identité. C’est pourquoi afin d’éviter une rigidification du système familial autour de la perte, nous préconisons la mise en place d’un dispositif pour permettre l’expression de ces très jeunes enfants sur leur vécu et pour soutenir le parent endeuillé dans sa relation avec ses enfants.

Démocratie en santé et cancer chez de jeunes parents

En donnant une place à l’enfant et à son entourage dans notre système de soins, nous visons « la transparence des échanges, la réduction des asymétries d’informations et l’émancipation des personnes » car « c’est en informant, en expliquant, que l’on peut réduire la violence de la maladie » et de la mort [9]. Cette action s’inscrit dans une démarche de prévention et de démocratie en santé qui est « une façon de penser le parcours de l’usager et de son entourage au-delà de tout cloisonnement entre le sanitaire, le social et le médico-social » [10]. En articulant le parcours de soins du patient malade à son parcours de vie en tant que parent, nous nous inscrivons dans les nouvelles cultures professionnelles qui prennent davantage en compte l’entourage. Nous nous intéressons à la maladie, mais aussi aux répercussions du cancer et de la mort sur les relations familiales et sur le développement des enfants.

Afin de répondre aux besoins des familles par rapport à l’accompagnement des enfants, nous avons mis en place en 2010 un dispositif, La Petite Fille aux allumettes (PFAA) [6]. Le groupe PFAA est animé par des psychologues cliniciens pour accompagner la famille dans cette période de deuil et prévenir les complications du deuil. Il a lieu une fois par mois. Le groupe est un « espace médiateur qui permet une meilleure élaboration/régulation de l’espace affects/pensées ». « Le côté expressif non réprimé du groupe autorise la mise en acte de l’affect, mais la multiplicité des expressions avec l’aide des interventions du (ou des) thérapeute(s) ouvre la voie aux représentations » [11]. Les échanges dans le groupe s’organisent autour de plusieurs objectifs : permettre l’expression des sentiments et entendre les représentations des parents et des enfants endeuillés, décrypter les représentations des enfants à travers les dessins et le jeu, transmettre aux parents l’information concernant le vécu du deuil chez le jeune enfant et permettre la mobilisation du parent, davantage impliqué dans la gestion de sa santé et celle de son(ses) enfant(s).

D’autres expériences de programme pour les familles endeuillées ont déjà fait leurs preuves : l’étude randomisée de Sandler et al. (2010, 2013) explore ainsi l’impact d’un programme pour les familles endeuillées (FBP : Family Bereavement Program), portant sur 244 enfants entre 8 et 14 ans ayant perdu un parent, sur une période de six ans [12,13]. Ce programme promeut la résilience en renforçant les liens intrafamiliaux, et les résultats ont montré une meilleure adaptation au deuil (mesurée grâce à l’Intrusive Grief Toughts Scale, IGTS) pour le groupe ayant bénéficié de l’intervention. Les enfants montrent aussi des scores plus bas d’insécurité/détachement à l'Inventory of Traumatic Grief (ITG). De la même manière, des études mettent en avant l’importance d’accompagner sur le long terme des enfants ayant subi la perte d’un parent [13]. Or les groupes thérapeutiques diminueraient significativement les signes anxiodépressifs, comparativement à un groupe témoin [14]. Le thérapeute accompagne l’enfant pour exprimer ses émotions avec des dessins, avec des jeux, avec des mots, ce qui permet de diminuer la dysrégulation des émotions observable avec les troubles internalisés ou externalisés. Il met du sens sur les comportements inadaptés de l’enfant dans ce contexte de deuil et le guide dans le choix de stratégies de régulation émotionnelle plus adaptées. La contenance du groupe et le soutien du thérapeute constituent un environnement sécure qui facilite ce changement.

Vers l’autonomisation des familles

Notre hypothèse de travail est la suivante : la perte d’un parent à la suite d’un cancer chez un enfant qui a entre 2 et 5 ans est un événement traumatogène, source d’émotions douloureuses que l’enfant va devoir réguler à un âge où il n’a pas encore acquis toutes les compétences émotionnelles. Les troubles de la régulation émotionnelle en lien avec cette perte peuvent être à l’origine de symptômes qui se manifesteront parfois seulement à l’âge adulte. Le parent endeuillé a un rôle essentiel pour soutenir son enfant et co-réguler ses émotions. Nous espérons durant ces groupes aider les parents à mieux réguler leurs propres émotions liées à la mort de leur conjoint et ainsi favoriser l’apprentissage d’une meilleure régulation émotionnelle chez leur(s) enfant(s).

L’objectif thérapeutique de ce travail de groupe est d’augmenter l’économie de souplesse de la famille et élargir l’éventail des réponses émotionnelles de chacun. Le groupe va permettre de faire émerger les ressources adaptatives des parents et des enfants pour faire face à la situation. Ces ressources sont parfois difficilement accessibles du fait du stress déjà accumulé et de la douleur de la perte. Chaque changement qui s’avère nécessaire dans le contexte familial peut constituer une source de tension qui épuise son économie de souplesse, sa capacité de régulation et augmente sa vulnérabilité face à toute nouvelle situation qui nécessite encore un nouveau changement [15]. Ce n’est donc pas tant les capacités adaptatives de la famille qui sont mises en cause, mais plutôt leur épuisement à cause d’un cumul de stress qui a atteint le seuil de tolérance de la famille et qui provoque une rigidification du système. Nous supposons que les familles déjà éprouvées avant le cancer auront plus de difficultés à accompagner les enfants dans ce contexte de deuil brutal.

Le fonctionnement familial global joue un rôle médiateur dans le processus de résilience de l’enfant touché par la mort d’un parent à la suite d’un cancer. En particulier la cohésion et la flexibilité familiales apparaissent comme des facteurs qui favorisent la résilience [16]. La résilience naturelle se construit à partir des caractéristiques individuelles et des interactions familiales et environnementales du sujet [17]. L'accompagnement de la famille endeuillée dans un dispositif groupal associant un groupe pour les enfants et un groupe pour les parents améliore la communication et l’expression des émotions au sein de la famille et favorise l'émergence de la résilience des jeunes enfants. Le groupe pourrait donc avoir un effet de résilience assistée sur le jeune enfant. A partir de 2004, Ionescu a proposé cette notion de résilience assistée comme résilience construite avec l’aide de professionnels de la santé mentale. Il s’agit d’engager et d’accompagner le patient dans le processus, le patient restant le principal acteur de sa résilience, ce qui s’inscrit dans une démarche de démocratie en santé. L’intervention se veut basée sur les forces : les professionnels mettent en évidence et développent les potentialités des personnes dites à risque, ainsi que les ressources existantes dans l’entourage [18]. Notre objectif est donc de décrire comment l’accompagnement groupal des dyades parent-enfant peut favoriser leur autonomie psychique pour survivre à la mort et la dépasser progressivement, notamment grâce à la résilience assistée.

Le groupe de parole, lorsqu’il est sécurisé, permet de retrouver une sécurité d’attachement et favorise la flexibilité. La flexibilité de la famille est envisagée comme une « potentialité de changement non engagée » en ce qui concerne les rôles et les règles familiales. Elle est évaluée selon cinq niveaux qui vont de « rigide/inflexible » à « chaotique/trop flexible » [19]. Les variables qui permettent cette évaluation sont la qualité du leadership, la discipline, les négociations, la répartition des rôles et les règles de fonctionnement.

Nous voyons que les recherches concernent essentiellement des enfants en âge de latence ou des adolescents. Notre expérience antérieure d’infirmière-puéricultrice nous a sensibilisée à la spécificité du deuil et à ses manifestations non-verbales chez le très jeune enfant. C’est pourquoi nous avons souhaité étudier le dispositif nommé La Petite Fille aux Allumettes [6] qui est un groupe destiné à cette population qui demande une attention bien particulière. Nous voulions évaluer les effets de ce groupe et nous avons mis en place une recherche-action dans le cadre d’une recherche doctorale [20].

Méthodologie

Le dispositif « La Petite Fille aux Allumettes »

Le dispositif « La Petite Fille aux Allumettes », ouvert en 2010 était destiné initialement aux familles avec des enfants âgés entre 2 et 5 ans en deuil d’un des parents. Depuis un groupe avec des adolescents a été expérimenté, ce groupe est effectif depuis 2021. Plutôt que de mettre en place des entretiens familiaux pour travailler sur les interactions parent-enfant(s), nous avons fait le choix d’organiser les groupes autour des pairs afin de créer un contexte plus favorable à l’expression. Sans la présence des enfants qui nécessitent une attention importante, les parents sont ainsi plus libres d’exprimer leur tristesse par rapport au défunt ou leur inquiétude pour leur(s) enfant(s). De même les enfants s’autorisent à exprimer leur peine avec d’autres enfants selon des modalités qui ne sont pas toujours permises par leur parent restant. L’enveloppe groupale favorise le partage des expériences entre pairs et permet aux participants de s’ouvrir à des façons différentes de vivre le deuil. Cette séparation des parents et des enfants dans deux salles permet de travailler sur la séparation et favorise l’autonomie. Les enfants étaient libres de circuler entre les deux groupes qui se déroulent dans des salles contiguës.

Au moment de l’étude, la fréquentation de ce groupe était variable : entre 2 à 7 enfants selon les séances pour le groupe enfants et entre 2 à 7 veufs et veuves pour le groupe parents en deuil de leur conjoint. Ces deux groupes fonctionnent dans le même créneau horaire, tous les mois, dans des salles proches, ce qui permet aux enfants de circuler librement entre les salles. Les séances de groupe durent une heure et trente minutes. Les familles ont la possibilité d’arriver une demi-heure avant le démarrage du groupe pour se retrouver ou faire connaissance dans un temps informel dans la salle d’attente. Puis enfants et parents se séparent. Deux thérapeutes et un étudiant animent le groupe des adultes, deux thérapeutes et un étudiant animent celui des enfants. Avant de débuter les thérapeutes font visiter les lieux (la salle des enfants aux adultes, la salle des adultes aux enfants). Les enfants voient ainsi le lieu où sera leur parent et réciproquement, ce qui favorise la circulation entre les salles des enfants. Après les séances, il y a un temps de retrouvailles dans la salle d’attente commune, et d’échanges, surtout entre les parents et les thérapeutes du groupe enfants.

Population

Notre population (cf. Tableau 1) est constituée par un groupe de 8 enfants, âgés entre 2 et 5 ans, issus de 6 familles, qui ont participé aux séances du dispositif La Petite Fille aux Allumettes, sur la base du volontariat des familles à participer à cette recherche. La demande de participation était faite par la thérapeute à l’entrée des familles dans le dispositif de soins. L’étude s’est faite sur une durée de 18 mois. La durée de participation des familles est variable : les familles A et B ont participé au dispositif pendant 11 mois, les familles E et F durant 2 mois.

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Les interactions entre les enfants durant les séances ont été prises en compte dans nos observations.

Recueil et analyse des données qualitatives

Nous avons étudié ce dispositif sur une période de 18 mois. Nous avons choisi cette temporalité car elle nous a permis d’observer les six familles sélectionnées durant tout le temps de leur participation au groupe, toutes n’ayant pas commencé au même moment.

Pour étudier les effets de l’accompagnement des familles avec ce dispositif, notre recueil de données s’est fait à partir des dossiers des enfants et des comptes-rendus de séances. Nous avons analysé ce que les enfants ont mis en scène dans leurs jeux, leurs dessins et leurs créations en pâte à modeler. Nous voulions voir s’il y avait une évolution au fur et à mesure des séances afin d’évaluer l’effet de contenance du groupe. Une analyse thématique des comptes-rendus de séance a permis d’évaluer les comportements d’exploration, de recherche de proximité et de maintien du contact lors des allers-retours des enfants entre leur groupe et celui des parents.

Pour étudier le vécu de la perte chez les adultes, nous avons procédé à une analyse thématique des thèmes abordés durant les séances. Nous voulions voir si les perceptions des parents ont évolué durant cet accompagnement.

À partir de ces données, nous avons construit huit études de cas pragmatiques. L'étude de cas pragmatique est épistémologiquement intégrative. Elle combine des données quantitatives obtenues avec différentes échelles ou questionnaires standardisés, associés à la tradition positiviste, avec des descriptions qualitatives du cas et des processus observés, associés à la tradition du constructionnisme social. Pour cette étude, nous avons évalué la cohésion et la flexibilité de la famille au début de l’étude, ainsi que la régulation émotionnelle des enfants au début et à la fin de l’étude.

Recueil des données quantitatives

Évaluation de la cohésion et de la flexibilité de la famille

Le fonctionnement familial est évalué à partir du modèle circomplexe des systèmes conjugaux et familiaux [19] qui permet de poser un « diagnostic relationnel » sur la famille [18]. L’outil utilisé est le Family Adaptability and Cohesion Evaluation Scale IV (FACES IV), un auto-questionnaire rempli par le parent restant, qui comprend deux dimensions : la cohésion et la flexibilité. La cohésion renvoie aux relations entre les membres de la famille, les liens émotionnels, le soutien réciproque, l’implication de chaque protagoniste et s’étale sur un continuum allant de désengagée (cohésion faible) à enchevêtrée (cohésion très forte) [19]. La flexibilité familiale est comprise comme la capacité du système conjugal ou familial à changer sa structure de pouvoir, les relations entre les rôles, et les règles qui organisent les relations en réponse à une situation de stress, comme le décès d’un membre de la famille. La flexibilité se situe sur un continuum allant de rigide (flexibilité très faible) à chaotique (flexibilité très forte) en passant par structurée (bas à moyen) et flexible (moyenne à élevée) [19]. La Fig. 1 montre les seize organisations familiales évaluées par le FACES IV. L’instrument comporte 42 items répartis sur 6 sous-échelles ayant chacune 7 items :

- échelle de cohésion équilibrée : items 1, 7, 13, 19, 25, 31 et 37

- échelle de cohésion désengagée : items 3, 9, 15, 21, 27, 33 et 39

- échelle de cohésion enchevêtrée : items 4, 10, 16, 22, 28, 34 et 40

- échelle de flexibilité équilibrée : items 2, 8, 14, 20, 26, 32 et 38

- échelle de flexibilité rigide : items 5, 11, 17, 23, 29, 35 et 41

- échelle de flexibilité chaotique : items 6, 12, 18, 24, 30, 36 et 42

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Figure 1: Le modèle circomplexe des systèmes conjugaux et familiaux [19]

Nous avons identifié les scores supérieurs pour chaque famille. Le modèle circomplexe aide à appréhender le fonctionnement familial, considérant les extrêmes comme « dysfonctionnels » et les centres comme « fonctionnels » [19]. Ainsi, face à la mort, la famille peut s’enfermer dans un fonctionnement dysfonctionnel, car la perte remet en question la place de chacun dans la famille, ainsi que les liens familiaux [21], ce qui nécessite un accompagnement.

Évaluation de la régulation émotionnelle

Nous avons demandé au parent de remplir l'Emotion Regulation Checklist [22,23] avant et après la participation au groupe. Il s’agit d’un questionnaire largement utilisé pour évaluer la régulation des émotions chez les enfants d’âge préscolaire et scolaire présentant un développement normal ou atypique. À partir de 24 items, l’échelle évalue la Régulation Emotionnelle (RE) de l’enfant à partir de plusieurs dimensions : l’intensité, la valence et la flexibilité de l’expression d’émotions positives et négatives, son adéquation situationnelle, et la Dysrégulation Emotionnelle (DE) par la labilité, la négativité de l’expression des émotions positives et négatives ou leur inadéquation.

Pouvant être complétée par des enseignants, des parents, ou autres référents de l’enfant, l’ERC peut dépasser les limitations et les biais potentiels de mesures directes de la régulation émotionnelle en situations d’observation. Pour chaque énoncé, l’adulte cote la fréquence du comportement selon une échelle de Likert à 4 points : « jamais », « parfois », « souvent », « presque toujours ». Les points sont additionnés pour calculer des scores bruts respectivement de RE et de DE. En recherche et en intervention, l’ERC est intéressant comme pré-test et post-test pour évaluer les effets des groupes centrés sur les émotions s’adressant aux enfants et/ou aux parents. Dans une étude ou un suivi longitudinal(e), l’ERC peut servir à examiner les variabilités de la RE et de la dysrégulation d’un individu ou d’un groupe, en comparant les scores à différentes périodes [23].

Résultats

Résultats dans le groupe des enfants : une meilleure élaboration de l’événement

Dans le Tableau 2 nous présentons l’ensemble des résultats pour les huit enfants, issus de six familles différentes. Ces enfants ont intégré le dispositif après la perte de leur parent, la durée de participation au groupe est variable. Nos résultats montrent une dynamique au sein du groupe en lien avec le fonctionnement évalué par le FACES IV. Nous pouvons ainsi distinguer trois groupes : le premier groupe composé de trois familles avec un fonctionnement relativement équilibré (A, D et F), le second groupe composé de deux familles qui ont un fonctionnement rigide (B et E) et le troisième groupe représenté par une famille avec un fonctionnement chaotique (la famille C). Les processus observés durant les séances enfants et parents du dispositif La Petite Fille aux Allumettes peuvent être distingués selon le fonctionnement familial évalué avec le FACES IV.

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1. Processus observés dans les familles au fonctionnement relativement équilibré

Nos observations auprès des enfants qui appartiennent à une famille au fonctionnement relativement équilibré (A, D et F) montrent plus de souplesse dans les interactions. Ces familles semblent en capacité de modifier les règles qui organisaient leurs relations et les rôles de chacun pour s’adapter petit à petit à la disparition de leur proche. La mère d’Oriane dit que la famille fait des compromis et qu’elle est capable de s’ajuster au changement. Avant le décès de son mari, elle ne travaillait pas et a su s’adapter pour trouver un emploi rapidement. Les enfants, Arthur et Zoé, Oriane, Auréline sont en capacité de soutenir le parent restant. Ils sont davantage impliqués pour les autres membres de la famille que ne le sont les autres enfants du groupe. Ils se sentent proches, se donnent du soutien, se consultent, aiment passer du temps ensemble. Nous observons chez ces enfants une recherche de proximité avec leurs proches et un maintien de contact pour s’ajuster à l’absence du parent défunt, ce qui contribue à maintenir un fonctionnement familial équilibré.

Dans les moments de séparation, quand l’enfant doit rejoindre sa salle, ces enfants montrent leur attachement à leur parent et manifestent une difficulté pour se séparer de leur parent restant. Ils font souvent des aller-retours entre les groupes pour les retrouver. S’ils ont besoin d’aide par exemple pour faire un dessin, ils savent solliciter un adulte, qu’il s’agisse de leur parent ou d’un thérapeute. Ils sont davantage en mesure d’exprimer leurs émotions, ce qui favorise une meilleure régulation émotionnelle malgré l’expérience difficile que constitue la mort d’un parent.

La fratrie d’Arthur et Zoé illustre ces observations. Arthur montre parfois des signes d’agressivité. Il détruit le matériel (crayons, gomme, etc.) mais cherche aussi ce qui ne peut être détruit, mettant alors en scène la solidité de son père en bonne santé en opposition à la mort de sa mère à la suite de la maladie. Arthur réagit positivement quand les adultes ou les enfants l’approchent de façon neutre ou amicale. Au fur et à mesure des séances, nous observons une évolution : il peut dire quand il se sent triste, fâché ou effrayé, ce qu’il n’était pas ou plus en capacité de dire un an auparavant. Il est empathique et peut montrer son inquiétude quand les autres sont bouleversés ou ont de la peine, ce qu’il n’était pas non plus en capacité de faire au moment de la mort de sa mère, envahi par sa propre souffrance. Il se montre très inquiet de la souffrance que ressent son père, et dit que sa mère est « au ciel ».

Zoé, quant à elle, rencontre des difficultés pour se séparer de son père et peut faire de nombreux aller-retours entre les groupes. Elle témoigne aussi d’une attitude protectrice vis-à-vis d’elle-même et des autres enfants. Cette fratrie semble davantage à l’aise pour exprimer ses émotions. Arthur et Zoé expriment les effets du groupe de parole aux nouveaux arrivants. Arthur annonce aux enfants pour leur première séance : « Ici on peut parler de notre chagrin ! Oh, tu n’es pas obligé, hein ! Mais tu peux ! ». Zoé exprime clairement au début sa volonté de ne pas parler de la souffrance : « Moi je ne voulais pas entendre mon père dire ! Je voulais surveiller ! ». Zoé est souvent allée voir ce qui se passait du côté des adultes pour vérifier que son père allait bien. Les mouvements initiés par ces enfants montrent qu’ils ont trouvé des bénéfices dans les groupes pour exprimer leurs propres émotions et réguler autant que possible les affects générés par la mort de leur parent. La régulation émotionnelle augmente de trois points pour chacun des enfants de la fratrie mais surtout la dysrégulation baisse de 12 points pour Arthur et 5 points pour Zoé.

2. Processus observés dans les familles au fonctionnement rigide

Les familles B (scores supérieurs pour la cohésion structurée et la flexibilité rigide) et E (scores supérieurs pour la cohésion enchevêtrée et la flexibilité rigide) présentent un fonctionnement rigide et semblent davantage en difficulté pour s’adapter à l’absence du défunt. La famille B a participé au groupe durant 11 mois. Au début de l’accompagnement, Tom se montre dépendant à sa mère et présente des comportements de destruction ou d’agressivité envers celle-ci, il lui est arrivé à plusieurs reprises de la taper dans la salle d’attente. Ces réactions de colère arrivaient dans des contextes précis. Par exemple, lorsque Tom amenait ses créations en carton à sa mère à la fin du groupe. Mme a pu dire « Mais que veux-tu que j’en fasse de tes cartons ? J’en ai plein la maison ! ». Lors des groupes, souvent il montre son agressivité envers d’autres enfants, il lui est aussi arrivé de taper des enfants, ou d’exprimer sa colère à travers les médiations (jeux, dessins). Les thérapeutes interviennent souvent mettant en mots ses états émotionnels. Durant les séances, ils avancent des hypothèses explicatives sur ses comportements. Ces interventions aident Tom à identifier son état émotionnel. Ainsi il prend conscience petit à petit de ce qui se passe en lui et explore de nouvelles réponses émotionnelles. L’évolution de Tom suggère une plus grande aptitude à exprimer ses émotions. Au fil du temps, si les signes de tristesse et de colère de Tom sont moins présents, ce n’est pas parce qu’il souffre moins après les séances, mais parce qu'il est davantage en capacité d’exprimer sa souffrance par la parole ou grâce aux médiations. Par exemple, il a pu dire « Au moins ici je peux la jeter », avec la pâte à modeler. Tom arrive à être moins dépendant des adultes (sa mère, les psychologues) et peut davantage exprimer sa colère avec des mots, ou chercher du réconfort à sa colère et sa tristesse. Les oscillations sont moins présentes. Le travail psychothérapeutique a permis la mise en place d’un travail de deuil au sens de la fabrication de souvenirs alimentant l’imaginaire. Tom va construire une fusée pour communiquer avec son père dans le ciel. Cette compétence à symboliser le lien père-fils toujours vivant a été le médiateur essentiel au cours de la thérapie de Tom et a peut-être permis d’initier un processus de changement chez lui. Les résultats à l’ERC montrent une baisse de 4 points de la dysrégulation chez Tom, le score de régulation émotionnelle n’a pas changé.

Pour Emma, le travail s’est orienté autour de trois axes. Le premier est sa place au sein du groupe, afin qu’elle arrive à se considérer comme une enfant, comparables aux autres enfants. Cela s’est joué dans les relations aux autres participants. Elle a pu dire : « Ah mais donc toi aussi tu as ça ? Et ta maman, elle avait ça aussi ? » en parlant à une participante dont la maman était malade. Le deuxième axe est la place vis-à-vis de son frère, au sein de la fratrie, dans la relation duelle avec lui. Emma a été soutenue par les thérapeutes dans cette mise à distance. Elle a pu dire à plusieurs reprises sa différence avec son frère dans sa façon de percevoir le monde ou la situation, et même le groupe « Non ! Moi je ne suis pas d’accord ! Ici on ne peut pas tout faire ! ». Les deux enfants se ressemblent physiquement, au point que les thérapeutes ont pu parfois les confondre. A la fin du suivi, la différenciation entre la sœur et le frère est plus nette. Durant ces séances, nous avons également travaillé sur la place d’Emma au sein de la dynamique familiale car elle apparaît parfois parentifiée par sa mère malgré son très jeune âge. Une thérapie familiale a été proposée à la famille. Ce qui a permis de faire avancer Emma au cours des séances de groupe aura été une prise de distance par rapport aux modalités d’expression de l’émotion au sein de sa famille, ce qui lui permet d’affirmer davantage sa subjectivité et de s’engager dans un processus de changement. Emma apprend à jouer avec ses émotions et elle le fait à travers l’observation, la modélisation et le référencement social et donc la possibilité de faire un peu différemment de ce qui se fait dans sa famille. Il nous semble que le climat émotionnel de la famille très rigide lui laissait peu d’espace, elle semble en avoir pris un peu lors des groupes. Au cours du travail psychothérapeutique elle semble être plus en difficultés pour continuer à s’exprimer comme elle avait pu le faire au départ, comme si elle était empêchée. Son score de régulation émotionnelle a d’ailleurs baissé d’un point à la fin de l’accompagnement. Elle a dit à plusieurs reprises lors des groupes « Ça fait du bien de dire ! » comme si cela n’était pas autorisé en dehors de ce groupe. Un travail de soutien et de contenance s’est avéré essentiel, avec une attention particulière des thérapeutes à Emma lui permettant la mise à distance du climat émotionnel tendu au sein de la famille pour évoluer. Le score de dysrégulation émotionnelle a baissé de cinq points à la fin de l’accompagnement.

Enfin, Léna, issue de la famille E au fonctionnement rigide (cohésion enchevêtrée et flexibilité rigide), présente une relation fusionnelle à sa mère et se montre très dépendante de celle-ci. Cette dépendance vient amplifier les difficultés qu’elle rencontre pour créer des liens avec les autres enfants et avec les thérapeutes. Elle reste très souvent en retrait. Progressivement, au fur et à mesure des séances, elle arrive à exprimer ses émotions, mettant en avant notamment sa tristesse. Le score de régulation émotionnelle augmente de trois points tandis que le score de dysrégulation émotionnelle diminue de quatre points.

3. Processus observés dans les familles au fonctionnement chaotique

Le FACES IV révèle une cohésion désengagée et une flexibilité chaotique pour la famille C. Une distance semble s’installer peu à peu entre la mère et son fils. Les deux grands-pères d’Aurélien sont morts aussi du cancer, alors qu’ils étaient assez jeunes, laissant les femmes seules et confrontées aux générations précédentes et suivantes. La mère d'Aurélien souligne que les deux grands-mères ont eu des difficultés relationnelles avec leurs enfants, elle a peur de reproduire la même chose. Sa mère ne la soutient pas efficacement, elle est tantôt très présente, voire intrusive puis coupe brusquement le lien. La menace de rupture étant toujours présente en cas de désaccord, il est risqué d’exprimer ses émotions et de contrarier l’autre. Aurélien a déjà intériorisé cet interdit et ne s’autorise pas à verbaliser ses ressentis. Dans l’impossibilité d’exprimer de manière claire ses émotions, il présente à l’ERC un score de dysrégulation émotionnelle élevé (41/56). Aurélien réagit avec colère aux limites, fait des crises de colère, est impulsif, facilement frustré et a tendance à avoir des débordements d’énergie, à être exubérant. Après six mois de participation au groupe, son score de dysrégulation baisse de onze points. La régulation émotionnelle augmente d’un point.

De façon générale, les observations cliniques nous ont permis de distinguer les enfants qui évitent le contact par rapport à ceux qui sollicitent beaucoup le parent. Nous avons ainsi repéré que le fonctionnement familial des enfants est corrélé avec l’expression de leurs émotions. Dans une famille où il y a un fonctionnement équilibré, le sentiment de sécurité et de protection semble permettre aux enfants de s’exprimer plus librement. C’est pourquoi nous travaillons avec les parents en parallèle du travail mené avec les enfants car l’enfant en voie de développement ne peut exister en dehors de sa famille et de ses parents. L’événement brutal que représente la mort d’un proche nécessite de remodifier le fonctionnement familial, donnant lieu à des échanges pour que s’opèrent des constructions continuelles qui permettent la mise en pensée et l’expression des émotions [24]. La mise en sens est permise dans un entrecroisement constant entre ce qui est commun à tous et propre à chacun. Mais nous observons au sein du groupe que l’expression des émotions semble freinée ou empêchée pour les familles à fonctionnement rigide ou chaotique. Lorsque les enfants issus de ces familles démarrent le groupe, ils présentent davantage de troubles du comportement externalisés : agitation, impulsivité, agressivité et destruction d’objets, que les enfants issus de familles au fonctionnement équilibré. Retracer avec ces familles leur histoire afin de comprendre leur passé et leur présent permet un accompagnement ajusté. L’empathie, le respect de leur vulnérabilité, la mise en sens de ces troubles internalisés des enfants favorise l’élaboration pour le parent et son enfant. Cette posture des thérapeutes facilitera l’expression des émotions des enfants au fur et à mesure des séances. Ainsi, chez les enfants, la destruction est certes moins présente à la fin, mais les affects de tristesse augmentent, révélant en fait une expression émotionnelle plus adaptée. Ces enfants sont davantage en capacité d’utiliser des stratégies de régulation des affects adaptés à la fin du suivi, alors qu’ils utilisaient plutôt des stratégies non adaptées après le décès de leur parent.

Discussion

Notre étude présente certaines limites, en particulier du fait de la variabilité du temps de participation au groupe par les familles, parfois lié à un déménagement. Cependant les résultats montrent que l’accompagnement des familles endeuillées favorise l’autonomisation des familles et a toute sa place dans une démarche de démocratie en santé. La mort fait vivre à l’enfant une rupture brutale avec ses repères passés, l’enfant fait l’expérience d’une perte de sa stabilité antérieure [25]. Cette perte à un très jeune âge, entre 2 et 5 ans, peut avoir des répercussions sur le développement de l’enfant, sur sa construction identitaire et sur la dynamique familiale. Il convient donc de prendre en compte l’entourage du défunt et de mettre en place des dispositifs adaptés pour des enfants qui n’ont pas toujours accès à la parole. Nous avons pu voir qu’en utilisant le jeu, le dessin et la médiation, l’enfant exprime ses émotions indirectement et avec le soutien du thérapeute, il apprend à les exprimer avec des mots. Face à la mort d’un parent les enfants « ne vivent pas le deuil en tant qu’élaboration psychique de la perte ; ils vivent des expériences de séparation et de perte dont l’importance et la signification profondes pour eux viennent de leur impact traumatique, c’est-à-dire le degré de détresse et de désorganisation qu’elles entraînent chez eux, en eux » [26]. L’enfant vit ainsi la mort de son parent comme une absence prolongée et insensée et il s’avère tout à fait essentiel de prendre en compte sa détresse et ses modes de dépendance à son parent restant [27]. Quant à ce dernier, étant lui-même dans une forte vulnérabilité psychique, il n’a pas toujours la disponibilité pour s’occuper de l’enfant et répondre à ses sollicitations. Ceci est d’autant plus difficile pour le parent et les enfants lorsque le décès est brutal. Dans le cas de la famille B, le père est décédé le lendemain de sa première admission à l’hôpital, quelques semaines après l’annonce du diagnostic. Ils n’ont pas pu se préparer à cet événement.

La communication au sein de la famille, l'attitude du parent restant et la force du soutien social apparaissent comme des facteurs essentiels pour que l’enfant continue à se sentir protégé et aimé. L’accompagnement vise à faire évoluer l'environnement familial comme un espace de collaboration et de résilience. Le soutien mutuel qu’ils s’apportent les uns aux autres facilite l’adaptation à la perte, que ce soit sur le plan émotionnel ou dans les pratiques quotidiennes [28], mais aussi pour construire ensemble une élaboration de cette perte [29,30,31]. Les capacités du jeune enfant à faire face à la mort d’un de ses parents et à entrer dans un processus de résilience sont corrélées au fonctionnement familial global, en particulier à la cohésion et la flexibilité familiales. Le fonctionnement familial est lui-même corrélé à la capacité à exprimer les émotions. Notre objectif dans cet accompagnement c’est de prévenir la rigidification et la cristallisation du fonctionnement familial autour de la perte. Ceci entraverait considérablement le processus de séparation-individuation des enfants à l’adolescence. Nous pouvons déjà observer une forte loyauté chez Emma qui n’a que deux ans. Le jeune enfant est très touché par la modification de la relation avec son parent restant et risque d'internaliser les émotions du parent. C’est pourquoi nous préconisons d’aller au-delà de la vision de l’individu pour s’intéresser à la famille afin de mieux comprendre la complexité du deuil chez l’enfant [31].

L’apport des groupes thérapeutiques des personnes endeuillés n’est plus à démontrer [32], car faire groupe permet à chaque protagoniste de s’exprimer, de partager en s’appuyant sur l’expérience de l’autre. L'accompagnement de la famille endeuillée dans un dispositif groupal associant un groupe pour les enfants et un groupe pour les parents améliore la communication et l’expression des émotions au sein de la famille et favorise l'émergence de la résilience des jeunes enfants. Le dispositif a un effet de résilience assistée sur le jeune enfant. De façon plus large, le dispositif favorise la résilience familiale. Les psychologues, par la constance proposée, semblent assurer une résilience assistée pour que ces familles puissent dépasser progressivement l’épreuve de la mort.

Nos résultats montrent une efficacité du dispositif thérapeutique sur les stratégies de régulation émotionnelle du jeune enfant. Nous voyons aussi que le discours des parents évolue : ils se préoccupent davantage du vécu de leur enfant. Nous espérons que ce temps d’accompagnement permette la prévention de troubles potentiels à l’âge adulte, en lien avec la sensibilité à la perte, par exemple dans le processus de construction d’un couple. Cependant le dispositif devrait être encore affiné pour s’adapter à la diversité des familles et des vécus des enfants en fonction de la cohésion et de la flexibilité familiale. Par exemple, dans la famille B, les difficultés sont très présentes entre Tom et sa mère. Un travail spécifique sur l’accordage affectif serait bénéfique pour la dyade mère-fils.

Il nous semble important de rappeler que les enfants suivis ont perdu un parent suite à un cancer. Ce temps de la maladie peut faire vivre à l’enfant une expérience de séparation prolongée par une hospitalisation longue et des traitements contraignants. Les spécificités du deuil de l’enfant après la mort d’un parent à la suite d’un cancer sont nombreuses. Le parent atteint de cancer a été confronté à la douleur, à des symptômes physiques importants, parfois aussi au tabou encore présent autour de la maladie. Ce contexte a pu toucher l’enfant qui a aussi pu être délaissé car l’attention de la famille est centrée autour de la personne malade, laissant de côté les aidants et les enfants. Christ et al. [33] proposent l’évaluation d’une intervention préventive pour les enfants en « pré-deuil », lors du diagnostic de cancer chez le parent en phase terminale. Bien qu’une évaluation de ce programme n’ait pas montré d’effets significatifs sur les problèmes des enfants, ceux qui participaient au programme avaient tendance à présenter des problèmes de santé mentale moins graves et à améliorer leur estime de soi par rapport au groupe témoin. Dans cette étude, les enfants eux-mêmes évaluaient les compétences parentales en termes de communication autour de la mort.

Le dispositif de recherche proposé dans cet article soulève des questions par rapport à la relation contre-transférentielle. Il nous a fallu passer de notre position habituelle de clinicienne à celle de chercheuse, avec un impact sur l’objectivité des données recueillies. Nous pouvons penser en effet que les traces laissées par la mort dans les familles ont des effets sur les thérapeutes et la pratique clinique. Nous pensons ici à une contamination possible de la rigidification que nous avons décrite dans notre propos sur le dispositif de soins pour les familles. L’observateur fait partie du système qu’il observe et nous ne pouvons négliger ce biais d'observation. Nous avons remarqué qu’il est parfois difficile d’orienter des familles en complément du dispositif dans lequel nous sommes inscrits, comme s’il y avait un risque à cela. Le dispositif est-il lui-même quelque part rigidifié dans son fonctionnement ? Aurait-il peur d’un nouveau regard, d’un regard extérieur ? Quoi qu'il en soit, nous accompagnons différemment les familles endeuillées aujourd’hui après ce travail de recherche, notamment en les orientant beaucoup plus précocement.

Conclusion

Dans une perspective de démocratie en santé pour accompagner l’autonomisation des familles, notre étude montre qu’il est pertinent de proposer une prise en charge pour les enfants et le conjoint dès l’annonce initiale de la maladie et tout au long du parcours de soin. Les professionnels de santé peuvent alors s’appuyer sur le référentiel « Parents atteints de cancer : comment en parler aux enfants » pour aider à exprimer les émotions au sein de la famille [34]. Après la mort, une attention particulière est indispensable pour suivre ces familles, les accompagner dans un objectif de favoriser leur autonomie psychique. Les professionnels de santé peuvent aussi s’appuyer sur les référentiels « Le Deuil » [35,36], ou encore se former à l’accompagnement du deuil [37]. Nous espérons que d’autres centres en cancérologie suivent notre modèle pour donner une place plus importante aux très jeunes enfants confrontés à la mort d’un parent à la suite d’un cancer.

Acknowledgement: Les auteurs remercient la fondation d’entreprise Ocirp pour le financement du dispositif, ainsi que nos collègues, cothérapeutes et stagiaires sans qui ce dispositif ne pourrait avoir lieu.

Financements/Funding Statement: La recherche a obtenu un financement par l’OCIRP (Organisme Commun des Institutions de Rente et de Prévoyance).

Contributions des auteurs/Author Contributions: Marthe Ducos a mené la recherche dans le cadre de sa thèse sous la supervision de Nathalie Duriez. Les trois auteurs ont apporté une contribution substantielle à l’écriture de l’article et l’ont approuvé pour publication.

Disponibilité des données et du matériel/Availability of Data and Materials: Les données ne sont pas disponibles.

Avis éthiques/Ethics Approval: Cette étude du dispositif La Petite Fille aux Allumettes a été approuvée par le Comité de Protection des Personnes du Sud-Ouest et Outre-mer en mars 2016 (référence CPP : DC 2016/32), le CCTIRS en novembre 2016 (N° 16-478 ter) et la CNIL en juin 2017 (N° 2073689 v 0).

Conflits d’intérêt/Conflicts of Interest: Les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt.

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Ducos, M., Kirakosyan, V., Duriez, N. (2024). Pour un accompagnement des familles endeuillées avec un enfant en bas âge. Psycho-Oncologie, 18(3), 201-211. https://doi.org/10.32604/po.2023.043390
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Ducos M, Kirakosyan V, Duriez N. Pour un accompagnement des familles endeuillées avec un enfant en bas âge. Psycho-Oncologie. 2024;18(3):201-211 https://doi.org/10.32604/po.2023.043390
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M. Ducos, V. Kirakosyan, and N. Duriez "Pour un accompagnement des familles endeuillées avec un enfant en bas âge," Psycho-Oncologie, vol. 18, no. 3, pp. 201-211. 2024. https://doi.org/10.32604/po.2023.043390


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