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COMMENTARY

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Mener des recherches pluridisciplinaires en SHS dans le domaine du cancer : quels leviers, quels freins ?

Conducting Multidisciplinary SHS Research in the Field of Cancer: Strengths and Barriers?

by Sylvie Dolbeault1,2,3,*, Manon Fontaine4, Diane Boinon5,6

1 Service Psycho-Oncologie et Social, Département de Soins de Support, Institut Curie, Paris, 75005, France
2 SHARE, PSL University, Paris, 75005, France
3 CESP, Université Paris Saclay, Villejuif, 91190, France
4 Institut la Personne en Médecine, Institut de Recherche Saint Louis, Université Paris Cité, Paris, 75013, France
5 Institut de Psycho-Oncologie, Gustave Roussy, Villejuif, 94805, France
6 Laboratoire de Psychopathologie et Processus de Santé, Université Paris Cité, Boulogne-Billancourt, 92100, France

* Corresponding Author: Sylvie Dolbeault. Email: email

(This article belongs to the Special Issue: Pluridisciplinarity and methods for SHS research in the field of cancer
Pluridisciplinarité et méthodes pour la recherche en SHS dans le domaine du cancer
)

Psycho-Oncologie 2024, 18(2), 101-107. https://doi.org/10.32604/po.2024.049628

RÉSUMÉ

Cet article propose une synthèse des réflexions menées à l’occasion du séminaire annuel de recherche SHS du Cancéropôle Ile-de-France sur le thème : Pluridisciplinarité et méthodes pour la recherche en SHS dans le domaine du cancer. Après avoir précisé les contours des notions de pluri-, inter- et transdisciplinarité, il vise à décrire la façon dont ce type de recherche se déroule en pratique. Il aborde successivement le rôle de ses acteurs et leurs places respectives, la nécessité d’un langage partagé, les diverses temporalités impliquées, le partage des tâches, les modalités d’entretien et d’analyse ainsi que le rôle des patients-chercheurs. Il met en évidence les qualités personnelles nécessaires à la pratique de ce type de recherche : souplesse psychique et adaptabilité, désir profond de travail collaboratif, acceptation des risques et position d’humilité.

Abstract

This paper summarizes the work held at the Cancéropôle Ile-de-France's annual SHS research seminar on the theme: Pluridisciplinarity and methods for SHS research in the field of cancer. After clarifying the concepts of pluri-, inter-, and transdisciplinarité, it aimed to describe how this type of research is carried out in practice, addressing successively: the role of stakeholders and their respective positions, the need for a shared language, the various temporalities involved and task sharing, the interview and analysis methods as well as the implication of patient-researchers. It highlighted the personal qualities required to practice this type of research, such as psychological flexibility and adaptability, a strong desire for collaborative work, acceptance of risk, and a humble stance.

MOTS CLÉS


Keywords

SHS research; interdisciplinarity; pluridisciplinarity; strengths and barriers; oncology

Introduction

L’objectif du séminaire « Pluridisciplinarité et Méthodes pour les Recherches SHS dans le domaine du Cancer » (Cancéropôle Ile-de-France) était d’offrir un lieu de réflexion, de partage et d’échanges sur la pluridisciplinarité dans le domaine de la recherche SHS en cancérologie. Il visait en outre à illustrer comment dérouler une recherche pluridisciplinaire en SHS en s’appuyant sur des exemples concrets. Lors de la table ronde par laquelle s’est terminée la journée, il était proposé à tous les chercheurs-intervenants de discuter des conditions d’une recherche pluridisciplinaire en SHS : Quelles forces et quels leviers, mais aussi quels freins et quels pièges ont-ils identifiés ? Quelles recommandations peuvent-ils suggérer pour réussir une recherche pluridisciplinaire SHS dans ce champ de l’oncologie ?

Diane Boinon amorce l’échange en interrogeant les concepts de pluri et interdisciplinarité. S’agit-il de travailler chacun de son côté, ou plutôt ensemble ? La pluridisciplinarité s’appuie sur des points de vue et méthodologies issus des différentes disciplines impliquées, qui sont conservés et combinés afin de multiplier les perspectives sur le sujet étudié, mais sans nécessairement se mêler et s’interpénétrer. L’interdisciplinarité implique en revanche un travail plus étroit entre les disciplines, dans un objectif d’intégration des différentes perspectives et méthodes afin de créer une compréhension du phénomène qui transcende les limites des disciplines prises individuellement.

Pour Léonor Fasse, bien que la recherche interdisciplinaire et participative soit de plus en plus soutenue et valorisée par les sociétés savantes et les organismes proposant des subventions, il existe un risque de glissement d’un objectif d’interdisciplinarité vers de la pluridisciplinarité où se juxtaposent différents volets (sociologie, anthropologie, médecine…) sans véritable perméabilité ni dialogue entre eux. Travailler ensemble pose nécessairement la question des possibilités de préservation de la place spécifique des chercheurs dans la rencontre interdisciplinaire.

Mettre en place les conditions d’une recherche entre disciplines, et s’assurer que l’objectif d’interdisciplinarité ne soit pas seulement un faire-valoir ou une « vitrine » pour obtenir les financements sans construction solide du projet en amont, soulève de nombreuses questions d’ordre pratique et méthodologique :

- Comment identifier les bons acteurs de la recherche pluridisciplinaire, où et comment les chercher ? - Où trouver les financements, à qui adresser ses demandes de financement pour augmenter ses chances ? quelles places pour les différents intervenants ? quelles modalités de rencontre entre les personnes impliquées dans les recherches ? A quelle fréquence, dans quels lieux…

- Comment co-construire une recherche entre plusieurs disciplines ? comment formuler une question de recherche ? quels outils d’analyse ? comment traduire, diffuser et valoriser les résultats des recherches ? quelle cible de publications ?

Nous synthétisons ici les échanges ayant eu lieu entre les intervenants lors de cette table ronde.

Les conditions de la rencontre

Mener une recherche interdisciplinaire nécessite une rencontre entre différents intervenants de la recherche, et ce à différents niveaux : rencontres institutionnelles (entre institutions de soin et institutions scientifiques, universités, laboratoires et unités de recherche…), rencontre entre chercheurs impliqués sur une même recherche (médecins, infirmières, sociologues, anthropologues, psychologues…), rencontre avec le terrain et les sujets de la recherche, avec les patients-experts… Mais quelles sont les conditions, défis et enjeux de ces rencontres ?

Rencontres institutionnelles

Dans la majorité des cas, chaque chercheur est intégré dans un réseau, mais celui-ci est souvent centralisé dans un domaine donné. Comment peut-on alors se rencontrer entre disciplines ?

Les intervenants mentionnent un certain nombre de lieux où la rencontre est susceptible de se produire. Plusieurs initiatives ont vu le jour, à l’hôpital, à l’université ou dans le milieu associatif, dont le but est la rencontre entre disciplines. Elsa Bansard évoque la chaire de philosophie à l'hôpital, l'espace éthique, des initiatives à Sorbonne Université. Pauline Vaflard donne l’exemple de l'Institut Curie qui est doté d’un groupe de recherche en sciences humaines et sociales (le groupe SHARE : SHS and Outcome Research). Céline Gabarro relève qu’un certain nombre d’initiatives universitaires dont le but est la rencontre entre disciplines ont vu le jour, et donne l’exemple de l’Institut la Personne en Médecine (ILPEM). Ce programme devenu Idex (initiative d’excellence) a en effet pour projet de pratiquer l’interdisciplinarité, et dans ce cadre différentes actions sont menées, comme la constitution d’un annuaire regroupant les personnes avec qui des projets collaboratifs pourraient être montés, la rédaction d’une lettre mensuelle référençant les projets interdisciplinaires, etc.

Néanmoins, pratiquer l’interdisciplinarité reste un processus complexe. Même si, comme le confirme Sylvie Dolbeault, ces diverses initiatives mises en place depuis quelques années prennent de l’ampleur et qu’il existe de nombreux laboratoires ou structures de recherche en SHS, beaucoup de professionnels n’en ont pas connaissance. Ainsi, remarque Céline Gabarro, l’ILPEM regroupe de nombreux représentants des SHS mais rencontre plus de difficultés pour assurer la présence de cliniciens, pourtant indispensable. Pauline Vaflard indique quant à elle que dans de nombreux lieux de soin, les oncologues n’ont pas d’accès direct aux chercheurs en sociologie, philosophie, psychologie, etc. Jean-Christophe Mino rappelle qu’identifier des terrains de recherche et avoir une porte d’entrée à l’hôpital a longtemps constitué et reste encore aujourd’hui une difficulté pour les chercheurs en SHS, notamment en sociologie.

Pauline Vaflard et Sylvie Dolbeault relèvent que même lorsque les lieux existent et sont connus, les collaborations ne se mettent pas forcément en place du fait de difficultés d’accès aux groupes, du manque de temps pour s’en rapprocher, de l’organisation de l’activité professionnelle. Sylvie Dolbeault rapporte l’exemple de la difficulté à exploiter le potentiel collaboratif entre l’Institut Curie et l’ENS. L’Institut Curie est membre de PSL Paris Sciences et Lettres, nouvelle université qui regroupe de nombreux établissements d’excellence dont l'Ecole Normale Supérieure Ulm, où existe une pléthore de programmes susceptibles d’intérêt, comme le groupe philosophie du soin ou encore le programme « Médecine Humanités ». Ce programme est destiné aux étudiants en médecine qui veulent s’engager dans des masters dans le domaine des Humanités et qui cherchent des terrains de stage, que pourraient constituer les services de cancérologie de l'Institut Curie. Malgré ces liens et ce potentiel, les collaborations prennent du temps pour se structurer à plus grande échelle et dans la continuité, du fait des agendas si contraints de part et d’autre.

Céline Gabarro souligne que la rencontre entre disciplines peut par ailleurs se heurter à des enjeux d’affiliations plurielles, de fonctionnement entre les unités de recherche, de rattachement. Le phénomène actuel de fusion des universités crée des situations d’opposition qui obligent chaque chercheur à se rallier à telle ou telle unité. Ce processus de structuration concurrentielle amène à une multiplication des lieux, plutôt que de favoriser une unification des structures, et de fait complexifie les possibilités de rencontre. Même lorsqu’ils font partie d’un Institut dédié à l’interdisciplinarité comme l’ILPEM, les chercheurs restent d’abord rattachés à un laboratoire universitaire. Des dilemmes identitaires peuvent donc émerger, notamment en cas de double appartenance, comme l’illustre Inès Vaz-Luis. Oncologue médicale impliquée dans de nombreuses recherches interdisciplinaires, elle peut être tantôt considérée (par ses collègues oncologues) comme « faisant » beaucoup de SHS, tantôt (par les chercheurs en SHS) comme oncologue avant tout, ne faisant pas de SHS au sens propre.

La mise en place d’une collaboration interdisciplinaire implique donc tout un travail de sensibilisation pour se faire connaître, la mise à disposition de services et de séminaires à des horaires qui les rendent accessibles à tous – ceci dans la mesure où l’on identifie des cultures professionnelles différentes en ce qui concerne l’organisation des activités. Il est nécessaire de trouver comment intéresser, comment identifier des questions qui réunissent, comment s'adapter chacun à la culture de l’autre. Jean-Christophe Mino rappelle que l’enjeu des initiatives ici évoquées est bien d’accroître ces articulations entre les besoins respectifs, plutôt que de les mettre en compétition. L’objectif du groupe de recherche SHS du Cancéropôle Ile-de-France est en effet également de sensibiliser, de former, d’informer les professionnels de santé de l’existence de ces lieux de recherche en SHS.

Les réunions : présentiel et virtuel

Lorsque la rencontre institutionnelle peut avoir lieu, et qu’il s’agit de monter et mener à bien une recherche interdisciplinaire : où se rencontrer entre chercheurs impliqués dans une même recherche ?

Mettre en place des recherches interdisciplinaires, indique Inès Vaz-Luis, repose sur une communication confiante entre les différents intervenants. Pauline Vaflard ajoute que se comprendre mutuellement, et comprendre ce que les mots veulent dire pour chacun, prend du temps. Evoquant son expérience de doctorante, Cassandra Patinet relève l’importance d’un lieu neutre dédié aux rencontres interdisciplinaires pour pouvoir se situer, intérioriser son rôle de chercheur et en développer une représentation. Chacun appartenant à un laboratoire différent, la neutralité du lieu de rencontre choisi crée un collectif interdisciplinaire en lui-même, qui n'est ainsi pas rattaché à une discipline.

La période de la pandémie Covid a transformé nombre de ces réunions au format virtuel, rapporte Céline Gabarro, et en a simplifié certains aspects organisationnels. Pour autant, il lui semble essentiel de maintenir aussi des rencontres en présentiel, pour créer une autre dynamique et travailler sur des temps longs. Elsa Bansard confirme la différence entre les deux formats. La qualité de confiance qu'on peut nouer en présentiel permet de prendre plus de risques, d'être plus dans le « lâcher prise » et d'aller plus loin dans la co-construction, dans l’accueil de l’étranger ou de l’inconnu. Cela permet à des chercheurs issus de disciplines différentes de mieux percevoir ce qu’ils ne comprennent pas de la même manière, et de faire émerger plus clairement les zones de frottement entre deux disciplines ou entre des expériences différentes ; avec un patient-expert par exemple.

Le terrain : immersion et virtuel

La question du lieu de recherche concerne également, au-delà de la rencontre institutionnelle et de la rencontre entre chercheurs, la rencontre avec le terrain et les sujets de la recherche. Sylvie Dolbeault interroge : est-il indispensable d’être ensemble sur le terrain de la recherche ?

Dans le contexte pandémique, beaucoup de recherches qui devaient se faire sur le terrain se sont faites avec les outils du distanciel. Céline Gabarro remarque que ces outils ont entraîné des changements, tels que des entretiens en général plus courts qu'en face à face, avec un aspect plus formel (impression de passer un entretien). L’effet génération s’est aussi avéré sensible, les plus jeunes étant beaucoup plus à l’aise avec le format distanciel (la visio), alors que le téléphone facilitait sans doute la confidence « qui se crée lorsqu’on ne se voit pas » (Céline Gabarro). Un certain nombre d’éléments peuvent échapper à l’enquêteur ou se révéler tardivement (par exemple lorsqu’on ne s’aperçoit qu’au dernier moment que la personne à qui l’on parle est en fauteuil roulant derrière son ordinateur). Il en est de même de certains moments notamment subjectifs et du registre émotionnel, difficiles à « gérer » à distance (par exemple des personnes amenées à évoquer la perte d’un proche dans le cadre de l’enquête COVID).

Céline Gabarro en déduit l’importance de privilégier les observations en se rendant sur les lieux, que l’on travaille avec les soignants ou avec les personnes soignées. L’objectif est ici de capter tant les aspects formels qu’informels issus du terrain : observer comment se déroulent des annonces, des consultations, mais aussi errer dans les lieux, observer ce qui se passe dans les couloirs, aller à la rencontre des différents intervenants. Cela apporte une richesse incomparable par rapport aux enquêtes menées uniquement sur la base d’entretiens. Pauline Vaflard renforce le caractère essentiel, lorsqu’on développe une étude, d’avoir pris connaissance du terrain en amont pour comprendre les problématiques de la clinique ; pour s’assurer qu’on parle le même langage, que les difficultés sont comprises. Peut-être que certains ont l’idée inverse que la distance par rapport au terrain clinique permet d'avoir un regard extérieur et donc critique sur les données qui émergent. Mais l’oncologue, lui, a envie de montrer au chercheur la difficulté à faire une annonce ou à communiquer un pronostic, de montrer à quel point il est difficile d'être face à un patient et devant une individualité.

Le positionnement du chercheur

La question du positionnement du chercheur sur le terrain, et notamment le fait d’avoir ou non une pratique clinique, rejoint celle de l’identité du chercheur, et de l’impact de ce positionnement et de l’identité du chercheur sur la recherche.

Selon Léonor Fasse, le chercheur est par essence partie prenante du dispositif qu'il observe, qu’il ait ou non une pratique clinique. Dans une étude menée sur l'adhésion thérapeutique dans le cadre de l’hormonothérapie chez des femmes atteintes de cancer du sein, le fait que les oncologues ne participent pas aux focus groupes avec les patientes semble avoir permis à celles-ci de ne pas censurer leur parole, le chercheur rappelant par ailleurs sa position de neutralité (il n’est pas là pour convaincre les femmes de prendre leur hormonothérapie). L’animation des focus groupes avec les professionnels a par ailleurs amené le chercheur à travailler en direct avec ses collègues, oncologues et infirmières. Dans ce cas, le fait de se connaître a semblé favoriser l’expression des ressentis des professionnels au sujet de la difficulté à prescrire cette hormonothérapie. Parce qu’elle connaissait ses collègues préalablement à l’engagement dans la recherche, Léonor Fasse savait que l’hormonothérapie était pour eux un sujet douloureux et non anodin. Elle s’est alors permise de les interroger à ce propos tout en respectant leur difficulté, par exemple en leur demandant s’ils étaient d’accord pour en parler, ce qui a permis une libération de la parole, féconde pour la recherche.

Face aux questions posées par le positionnement du chercheur sur le terrain, la co-animation des focus groupes peut, selon Cassandra Patinet, constituer une bonne réponse. Elle donne l’exemple de sa recherche doctorale portant sur les pratiques de soin dans une unité d’onco-hématologie dédiée au Adolescents et Jeunes Adultes (AJA) à l’Hôpital Saint-Louis. Une démarche de co-construction a été souhaitée afin de favoriser la transférabilité des données et leur appropriation par les sujets-participants, interrogés sur les spécificités dans leur prise en charge des AJA, leur représentation des besoins des patients, leur rôle auprès d’eux etc. Pour mettre en place cette co-construction, mieux comprendre les soignants et leurs considérations, leurs ressources, leurs défis, Cassandra assistait aux staffs hebdomadaires avec les soignants et tentait de créer avec eux du lien informel. Lors des premiers entretiens individuels, elle a par ailleurs souhaité adopter une position d’horizontalité avec les soignants pour approfondir l’expérience commune, et ainsi sa compréhension des enjeux les animant. Mais concilier cette volonté d’horizontalité, tout en ayant un positionnement de chercheur extérieur au service, et un objectif d’étudier les pratiques de soin qui répondait à une demande institutionnelle, était loin d’être aisé. Mener les focus groupes avec une co-chercheuse, chercheuse en psychologie clinique impliquée dans la supervision de la recherche, en marquant l’institutionnalisation de la collaboration et en permettant l’adoption de deux positionnements différents, a été aidant et a permis l’émergence de résultats intéressants dans le dialogue entre psychologues et médecins. Alors que Cassandra contenait la parole des professionnels, les soutenait dans leur parole en s’appuyant sur les échanges informels et les liens créés lors de son immersion dans le service, l’autre chercheuse recentrait les échanges sur les objectifs initiaux de la recherche, en gardant le fil de la question de recherche et de l’objet d’étude, ainsi que des intérêts institutionnels. Cela a permis d’avoir accès à différentes facettes de l’expérience des soignants au sein du service et de multiplier les points de vue sur le phénomène à l’étude.

Associer les patients-chercheurs

Enfin, dans un objectif d’inclusion et de démocratisation du savoir, ainsi que pour l’accès à une gamme de données dépassant les approches de recherche traditionnelles, des efforts sont faits non seulement pour communiquer très précocement entre chercheurs, mais également pour associer à ces discussions les patients-chercheurs qui apportent leur éclairage nouveau et complémentaire.

Une patiente-chercheuse1pose la question, dans le cadre de la recherche partenariale, de la place des patients-chercheurs. François Blot (médecin–réanimateur spécialiste d’éthique médicale) insiste sur l’importance de la participation-patient. « Nous sommes en effet tous ici des professionnels de la profession, comme on dit aux César. Nous avons beaucoup à apprendre des patients et nous ne pouvons désormais plus imaginer que des travaux soient mis en place sans eux ». Dans le cadre de son activité clinique et de recherche, certains patients exprimaient par exemple le fait que ce qui était considéré par des professionnels comme une perte de qualité médicale pouvait être vu par eux comme une source d’empowerment et de reconnaissance du savoir expérientiel, de la culture médicale. La notion de co-construction de tous les projets avec les patients, et mieux encore avec des patients-chercheurs qui ont une véritable expertise là-dessus, devrait selon François Blot devenir une norme.

Mais qu’en est-il du recrutement des patients-chercheurs ? Qui implique-t-on, et comment ? Qui participe ? Comment mobiliser ces patients qui sont volontaires ? Il s’agit que la participation-patient soit la plus large possible et la plus représentative possible. Il serait nécessaire, selon une patiente-chercheuse1 que les patients intéressés par les SHS se fédèrent, créent un groupe allant au-devant des chercheurs, se faisant connaître, présentant leurs travaux et ce par quoi ils sont intéressés. Céline Gabarro apporte par ailleurs l’exemple d’une situation où les patients-chercheurs contribuaient avec un autre statut : dans cette recherche, les patients participaient au titre de représentants d'usagers et pas forcément de patients directement touchés par le sujet de l'étude, bénéficiant d’un titre professionnel puisqu'ils étaient rémunérés pour leurs tâches de représentant. Il s’agissait d’un profil différent de celui d’un patient-actif ou en arrêt maladie recruté dans la recherche en tant que patient ; peut-être plus représentatif et souvent plus disponible.

Mener une recherche interdisciplinaire : oui, mais comment?

Les disciplines s’inscrivent dans des paradigmes différents, parfois opposés, et mobilisent des méthodologies différentes. Les méthodologies de recherche sont même multiples au sein d’une même discipline. Certains outils méthodologiques favorisent-ils, plutôt que d’autres, l’interdisciplinarité ? Ou s’agit-il plutôt de mobiliser des méthodes mixtes, de construire une nouvelle méthode, recherche après recherche ? Quels challenges rencontrent les chercheurs qui veulent s’engager dans une recherche interdisciplinaire, et quelles qualités doivent-ils déployer pour favoriser leur bon déroulement ?

De méthodes à la co-construction d’une méthode

Pour mettre en place les conditions d’une véritable collaboration tout en conservant chacun son identité, Léonor Fasse suggère de ne pas avoir recours à des grilles d’entretien, afin de revenir au « phénomène », à l’expérience des participants de la recherche. Il s’agirait, plutôt que de partir des questionnements issus des chercheurs, de formuler une question large qui autoriserait l’évocation des émotions, des représentations, des perceptions. Cette démarche pourrait intéresser chaque chercheur, qu’il soit sociologue, psychologue, philosophe, ou en général les disciplines où plusieurs courants existent ; partir d’une question très large autorise à porter des regards pluriels. Cela permettrait de travailler, dans l’analyse, avec les concepts qui sont propres au chercheur et de garder de ce fait son identité, tout en écoutant les collègues d’autres disciplines parler avec leurs concepts et langages respectifs. Elle donne l’exemple de la théorisation ancrée, méthodologie inventée par des sociologues et maintenant exportée dans le champ de la psychologie : une même méthodologie peut ainsi être convoquée et utilisée avec les concepts propres à chaque discipline.

Céline Gabarro exprime un point de vue différent : les grilles lui semblent utiles lorsqu’il s’agit de travailler à plusieurs issus de disciplines différentes et que l’on étudie un phénomène selon des perspectives différentes. Les entretiens semi-directifs permettraient de travailler à partir d’informations similaires et de s’entendre sur des thèmes. Il ne s’agirait pas d’utiliser une grille fermée (il est possible de débuter l’entretien par une question large et de voir ce que la personne va dire), mais les mots employés vont avoir une incidence sur ce qui est dit ensuite ; en fonction de ce que dit la personne, les mêmes questions ne seraient pas toujours posées, les mêmes spécificités ne seraient pas creusées.

Inès Vaz-Luis reconnaît qu’il est difficile de sortir de sa zone de confort, qu’il s’agisse d’une recherche inter- ou pluridisciplinaire. Elle remarque qu’il est fréquent de chercher à co-construire mais en mettant tout de même en avant sa méthodologie. Dans quelle mesure est-il possible de s’ouvrir à d’autres approches méthodologiques ? S’agit-il d’avoir de vraies méthodes mixtes ? Comment cohabiter ? Ou s’agit-il d’axer les questions de recherche d’une façon telle qu’une méthode n’aura pas à s’imposer par rapport à une autre ? Pour Elsa Bansard, s’engager dans une recherche interdisciplinaire nécessite l’acceptation par chaque protagoniste de l’obligation de faire du « sur mesure » pour l'objet qui sera construit ensemble. Il s’agirait de construire ensemble une méthode pour l’objet, que l'on n’aurait pas envisagée seul(e) et qu’on ne pratiquerait pas sur un autre projet, même ensemble. Un même thème de départ avec un autre groupe, ou même avec le même groupe mais plus tard, ne donnerait pas lieu au même projet de recherche : la façon de travailler l’objet, de le façonner, de le nommer, orienterait vers une nouvelle méthode et différentes façons de le travailler. Ceci sous-entend de débuter par un travail de définition de l’objet sur lequel travailler ensemble, et en fonction de l’objet co-construit, émergerait une méthode. Cela ne remet pas en question la robustesse de ce qui est trouvé. Mais il serait nécessaire de s’engager dans le travail en ne sachant pas ce qui va émerger, en acceptant cet état d'incertitude et la nécessité de cheminer étape par étape. Dans la construction et dans la façon de mener la recherche, le pari est fait de trouver quelque chose de robuste, diffusable et valorisable.

Entre construction et accueil de l’inattendu

Cassandra Patinet renforce cette dimension de l'inattendu, évoquant son expérience de plusieurs dispositifs de recherche auxquels elle a participé. Elle y a remarqué que la dimension participative, qui n’avait pas été anticipée au départ, avait néanmoins créé des résultats en termes d’interdisciplinarité. Inattendu au sein du dispositif lui-même, donc, ayant engendré un nouveau type de résultats ayant sa propre robustesse. Des décalages et évolutions auront eu lieu à 2 niveaux. Le premier concerne la question de recherche : l’approche initiale consistait à ne pas proposer de guide d'entretien préalable mais à avoir une approche très large pour permettre un échange ouvert dans le dialogue entre médecins et psychologue. Mais cela a créé un écart entre chercheurs et soignants car ces derniers s’attendaient plutôt à une question de recherche précise, et dans ce cadre c’est la formulation d’une question plus précise qui a permis d’initier la co-construction. Le second concerne la méthodologie envisagée : lors de la rédaction du protocole de recherche, le design de l’étude était très structuré sur le plan institutionnel mais restait flou concernant son adaptation au terrain. Malgré un protocole construit, beaucoup de temps a été nécessaire pour comprendre comment le dispositif pouvait « prendre forme » sur le terrain, au-delà de ce qui était prévu initialement. Il a été nécessaire d’adapter et d’innover pour trouver comment dialoguer, créer du commun, pour identifier comment travailler ensemble, déterminer à quel moment, dans quel espace, selon quelle organisation, afin de respecter le milieu écologique de la recherche.

L’expérience rapportée par Elsa Bansard est différente. De fait, son projet partait d’un désir préalable de collaboration avec certains soignants avec lesquels ont été identifiés par la suite les cadres institutionnels au sein desquels mener à bien ces projets. Il n’existait donc pas de structuration institutionnelle en amont et il n’a pas été nécessaire de passer par l’étape décrite par Cassandra Patinet pour créer le lien et commencer à co-construire. Un premier champ de questionnement pour se lancer ensemble donnait de la force pour prendre ensuite le risque et « se lancer dans l’aventure ».

Diane Boinon confirme qu’accepter de se confronter à l'incertitude, à l'inattendu, à ce qui peut surgir, paraît incontournable quel que soit le point de départ et le chemin emprunté. Elle relève par ailleurs l’importance du désir d’inventer ensemble.

Etablir et prendre soin de la relation

Diane Boinon rapporte dans ce cadre les premières expériences, parfois difficiles, où le chercheur se sentait utilisé comme « la petite main qui allait faire la recherche sur l'objet décidé », par exemple par l'oncologue, sans forcément avoir questionné initialement le chercheur en amont, c’est-à-dire sans co-construction. Certaines recherches ont été abandonnées en cours de route parce qu’elles avaient mal débuté. Céline Gabarro, sociologue, remarque quant à elle qu’il est fréquent que des chercheurs de sa discipline fassent appel à des chercheurs en santé publique ou à des médecins cliniciens pour rejoindre le projet alors que celui-ci est déjà monté ; mais il était alors déjà trop tard ! L’intérêt serait de faire cohabiter d’emblée les différents regards : celui du sociologue qui aime déconstruire l'objet ou la question et la poser différemment, alors que d’autres disciplines ont une dimension plus appliquée. Ainsi une condition essentielle serait que les protagonistes soient partie prenante, ensemble dès l’ébauche du projet, même si cela est parfois difficile à respecter dans le climat d’urgence d’un appel à projet imminent… Certaines étapes paraissent également essentielles à Pauline Vaflard pour conforter la motivation et l’investissement de ceux qui décideront de poursuivre : définir à l'avance le cadre, même si l’on sait que celui-ci va beaucoup évoluer au fil du temps ; réfléchir en amont à la valeur ajoutée des différentes spécialités représentées et aux retombées scientifiques pour chacun, au risque que certains collaborateurs décident de se désister.

François Blot propose de considérer le processus à l’œuvre comme celui qui se déroule dans n'importe quelle relation à autrui en général, et établit un parallèle avec la relation de soin. La rencontre avec un patient, une famille, commence toujours par une question qui pré-oriente un peu, qui ouvre la rencontre. Ensuite on laisse venir à soi et tout le champ des possibles s'ouvre, dans une incertitude complète. On tente d’arriver quasiment nu, sans préjugé, en se disant qu’ « on a quelques vêtements à se mettre, mais c’est à l’autre d’habiller la rencontre ». Cette approche permet de faire fructifier l’échange, ce qui n’est pas possible si l’on arrive avec un canevas trop structuré. Quand un réanimateur rencontre une famille, il a des choses à dire et des choses à entendre. Il est nécessaire d'avoir des éléments d’information préétablis, mais ils viennent secondairement, rattrapent le dialogue, viennent cimenter les briques qui ont d'abord été posées par les gens rencontrés. In fine, cet échange sur les modalités de la recherche correspond globalement à l’échange dans la relation de soin, et dans la relation, tout simplement d'homme à homme, dans la vie.

Il s’agirait alors, selon Cassandra Patinet, de « prendre soin de la rencontre », ce qui ne se décide pas en amont, mais se négocie chemin faisant. Comme dans une relationà autrui, savoir où sont les limites, là où on peut aller, là où on ne peut pas aller, ce qui ne peut pas se déterminer en amont, puisque varie d'un chercheur à un autre, d'une équipe à une autre. Cela varie également en fonction de l’objet tiers qui existe entre les deux, l’objet de recherche : est-ce qu’on travaille avec les soignants, sur le soin, sur la pratique, avec les patients, etc. ? Diane Boinon note donc que prendre soin c’est également faire preuve d'humilité. La co-construction passe par la condition absolue d’« être dans la rencontre », de prendre soin de la rencontre dès le départ, puis de façon continue, en faisant preuve d'humilité, que ce soit dans les collaborations avec d'autres équipes ou dans la rencontre avec les patients…

Conclusions

Une condition de la mise en place et du bon déroulement des recherches interdisciplinaires est la possibilité de rencontres entre acteurs de la recherche, à différents niveaux : entre institutions, entre disciplines, entre chercheurs, avec le terrain et les sujets de la recherche, avec les patients-experts… Mais ces rencontres sont encore difficiles pour de nombreuses raisons : spécialisation des lieux de soin et des unités de recherche, méconnaissance par les personnes intéressées des lieux favorisant l’interdisciplinarité, inscription des chercheurs dans différents paradigmes, écarts de langue entre disciplines, mais encore la pandémie de Covid qui a profondément affecté les possibilités de rencontres. Malgré ces difficultés, les initiatives sont nombreuses qui favorisent leur bon déroulement, qui revêtent des enjeux multiples essentiels au déploiement de l’interdisciplinarité : permettre l’accès des chercheurs aux lieux de soins, des soignants aux outils de la recherche ; favoriser la confiance entre acteurs de la recherche, condition d’une véritable collaboration, ainsi que de l’accueil de l’étranger et de l’inconnu ; permettre la compréhension des problématiques du terrain dans toute leur complexité ; inclure et démocratiser le savoir.

Ainsi, de nombreux défis guettent les chercheurs s’engageant dans une collaboration avec d’autres chercheurs mobilisant des méthodologies différentes (qualitatives, quantitatives…) répondant à des points de vue parfois opposés. Des éléments essentiels rendant possible l’intégration des savoirs des différents intervenants pourront être retenus, même face à tant de diversité des pratiques, tels que les qualités requises pour réaliser des recherches de cette nature :

-   supporter le flou, l’insécurité, l’inconfort, l’intranquillité ;

-   être doté d’une certaine souplesse psychique et mentale, ainsi que d’un « esprit d’aventure » ;

-   avoir le désir de travailler ensemble, de se lancer et prendre le risque de créer en commun et d’inventer ensemble.

-   adopter une position d’humilité en chacun de nous, en tant qu’individu comme en tant que chercheur.

Ainsi, les trois mots-clefs proposés par Elsa Bansard dans son exposé : attention, collégialité, hospitalité, résument bien ce qui met en lien les professionnels qui se consacrent à ce type de recherche dans leurs disciplines respectives ; nous vous les redonnons pour conclusion !

La construction de ce séminaire a représenté un véritable défi pour le groupe SHS du Cancéropôle Ile-de-France. Il visait à constituer un laboratoire de la façon dont la recherche pluri- ou interdisciplinaire se déroule en pratique, et les différents intervenants ont accepté de jouer le jeu et de se décaler de leur objet de recherche pour se concentrer sur le contexte et le déroulement de la recherche. De nombreux éléments ont pu être abordés et discutés : les différences entre pluri-, inter- et transdisciplinarité ; les questions de la traduction, de l’explicitation ; les temporalités de la recherche (selon le point de vue duquel on se situe, les problèmes que cela peut poser) ; le partage des tâches ; les modalités d’entretien – grille de questions ou question ouverte – ; les modalités d’analyse ; le rôle des patients-chercheurs. Certains points d’interrogation demeurent, comme les questions de la valorisation et de la publication. Par exemple, à qui s’adresse-t-on quand on publie ? Aux membres de notre discipline, aux professionnels des autres disciplines ? Dans quelles revues : quels lieux de publication permettent de rassembler ? Cette question a été peu abordée : il s’agira d’un autre sujet à mettre au travail.

Remerciements/Acknowledgment: Not applicable.

Financements/Funding Statement: Cet article fait la synthèse de la table ronde issue du Séminaire annuel de recherche SHS du Cancéropôle Ile-de-France 2022, sur le thème : Pluridisciplinarité et méthodes pour la recherche en SHS dans le domaine du cancer, organisé et financé par le Cancéropôle Ile de France.

Contributions des auteurs/Author Contributions: Les 3 auteurs ont contribué également à cette ce commentaire.

Disponibilité des données et du matériel/Availability of Data and Materials: Not applicable.

Avis éthiques/Ethics Approval: Not applicable.

Conflits d’intérêt/Conflicts of Interest: Les auteures ne déclarent pas de conflit d’intérêt.

1La patiente-chercheuse est intervenue sur le tchat en ligne : son intervention a été rapportée dans la conversation par les organisateurs. Le nom de la patiente-chercheuse n’est pas disponible.


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Dolbeault, S., Fontaine, M., Boinon, D. (2024). Mener des recherches pluridisciplinaires en SHS dans le domaine du cancer : quels leviers, quels freins ?. Psycho-Oncologie, 18(2), 101-107. https://doi.org/10.32604/po.2024.049628
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Dolbeault S, Fontaine M, Boinon D. Mener des recherches pluridisciplinaires en SHS dans le domaine du cancer : quels leviers, quels freins ?. Psycho-Oncologie. 2024;18(2):101-107 https://doi.org/10.32604/po.2024.049628
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S. Dolbeault, M. Fontaine, and D. Boinon, “Mener des recherches pluridisciplinaires en SHS dans le domaine du cancer : quels leviers, quels freins ?,” Psycho-Oncologie, vol. 18, no. 2, pp. 101-107, 2024. https://doi.org/10.32604/po.2024.049628


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