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Se situer dans la continuité d’un dialogue interdisciplinaire de recherche : entre transmission et renégociation du « commun »

Aligning in the Continuity of an Interdisciplinary Research Dialogue: Between Transmission and Renegotiation of the ‘Common’

by Cassandra Patinet*

Université Sorbonne Paris Nord (USPN), Villetaneuse, 93430, France

* Corresponding Author: Cassandra Patinet. Email: email

(This article belongs to the Special Issue: Pluridisciplinarity and methods for SHS research in the field of cancer
Pluridisciplinarité et méthodes pour la recherche en SHS dans le domaine du cancer
)

Psycho-Oncologie 2024, 18(2), 87-93. https://doi.org/10.32604/po.2024.049526

RÉSUMÉ

Cet article vise à éclairer les enjeux de continuité et de reprise du dialogue interdisciplinaire entre médecins et psychologues d’orientation psychanalytique sur le terrain de la recherche, après que cette collaboration se soit institutionnalisée et pérennisée sur le plan institutionnel. A partir de la mise en regard de deux dispositifs de recherche se situant dans le prolongement l’un de l’autre sur un même terrain de recherche, nous questionnerons les modalités de négociation du dialogue interdisciplinaire et les voies par lesquelles il se manifeste sur le terrain de la recherche, médié par la rencontre entre soignants et chercheurs.

Abstract

This paper aims to highlight the challenges of continuing and resuming interdisciplinary dialogue between physicians and psychologists in the field of research, after the institutionalization and establishment of this collaboration at the institutional level. By comparing two research frameworks that follow each other in the same research field, we will examine the negotiation process of interdisciplinary dialogue and the ways in which it manifests in the research field, mediated by the interaction between healthcare professionals and researchers.

MOTS CLÉS


Keywords

Interdisciplinarity; medicine; psychoanalysis; grounded theory; research setting; field

Introduction

La pratique de recherche interdisciplinaire se distingue habituellement de la pluridisciplinarité par le fait qu’elle ne consiste pas seulement dans l’addition de plusieurs regards, de plusieurs disciplines autour d’un même objet d’étude. En effet, l’interdisciplinarité [1] pose le rapport à l’autre, à la différence, en tant qu’elle implique des zones de rencontre, de frottement, entre disciplines issues de paradigmes théoriques, épistémologiques et méthodologiques parfois fort différents [2,3]. En ce sens, elle relève fondamentalement d’une pratique [4,5], d’un « faire avec » qui engage les différents acteurs dans un dialogue confrontant dont il n’est pas toujours aisé de retracer les étapes. Car, si ce dialogue peut prendre la forme d’une discussion ouverte sur un sujet, il peut également se déployer selon des modalités moins explicites, plus silencieuses, faisant apparaître les points de contacts, les zones de négociation, précisément dans ce qui résiste ou apparaît sur le moment comme une impasse dans la capacité à s’entendre, à travailler avec [6].

En ce sens, s’il est souvent fait référence à la notion « d’intégration » dans la littérature [79] – entendue comme une opération de synthèse totalisante des connaissances, épistémologies et méthodologies impliquées – pour caractériser la forme la plus aboutie de la rencontre interdisciplinaire, il nous semblait intéressant de proposer un décalage vis-à-vis de cette forme idéale de « mise en commun » en nous intéressant plutôt aux conditions qui rendent possible la création et le maintien de « communs », dans le cadre de recherches menées en interdisciplinarité. Par ce terme de « communs », nous n’entendons pas désigner la seule mise en commun – d’un objet d’étude, d’un terrain – mais la création de communs autour de cet objet, de ce terrain de recherche ; en d’autres termes, des contenants pour la discussion interdisciplinaire, qui ne seraient pas uniquement le lieu du compromis et de la bonne entente, mais également celui de la conflictualité, de la préservation des différences.

Cette tentative d’élaboration du travail interdisciplinaire découle d’une réflexion menée dans le cadre de notre recherche doctorale en psychologie clinique, conduite sur le terrain hospitalier et ancrée dans un contexte institutionnel de recherche interdisciplinaire. En effet, la particularité de notre recherche doctorale consiste dans le fait qu’elle procède d’une recherche princeps, dont les résultats ont largement contribué à soutenir l’institutionnalisation d’une collaboration interdisciplinaire entre médecins, psychologues chercheurs et cliniciens, psychanalystes, afin de poursuivre la recherche au sein de l’unité d’oncohématologie adolescents et jeunes adultes (AJA) de l’hôpital Saint-Louis (Paris). Ce processus d’institutionnalisation a particulièrement pris forme dans la constitution et la pérennisation d’une équipe de recherche clinique, regroupant notamment le médecin chef de service de l’unité AJA, un autre médecin référent pour les patients AJA atteints de cancer et une équipe de psychologues chercheurs (doctorantes et chercheurs seniors) et cliniciens d’orientation psychanalytique. Cette équipe de recherche clinique est directement rattachée à l’institut universitaire de l’hôpital Saint-Louis (Paris) dans lequel elle bénéficie d’un bureau dédié. La pratique de recherche interdisciplinaire s’est ainsi d’abord actualisée, pour nous, sur ce registre institutionnel, qui a constitué le contexte premier dans lequel s’est inscrite notre recherche doctorale.

Présenter le contexte institutionnel et interdisciplinaire de notre recherche, c’est ainsi présenter ce qui a constitué du commun, puis s’est institué comme « commun » au sein de cette équipe de recherche clinique. Nous commençerons donc par présenter quelques éléments issus de cette première recherche, en éclairant particulièrement certains aspects méthodologiques de la recherche, en tant qu’ils se sont constitués comme de véritables opérateurs du dialogue interdisciplinaire entre médecins et psychologues. Puis, à partir d’éléments issus de notre propre dispositif méthodologique, nous discuterons la façon dont le dialogue interdisciplinaire a été amené à se renégocier autour de la constitution de nouveaux « communs », dans le cadre de la reprise d’un travail de recherche sur ce même terrain.

Présentation du contexte interdisciplinaire de la recherche

Le contexte interdisciplinaire dans lequel s’est inscrite notre recherche doctorale est sous tendu par la collaboration entre notre directeur de thèse, le Pr. Karl-Léo SCHWERING (Psychologue clinicien, Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie psychanalytique, USPN) et le Pr. Nicolas BOISSEL (PU/PH), médecin chef de l’unité d’oncohématologie dédiée aux adolescents et jeunes adultes de l’hôpital Saint-Louis (Paris). C’est à l’occasion du montage et de l’obtention d’un financement de l’Institut National du Cancer (INCa) en 2012 pour un programme de recherche visant à étudier : « l’ajustement psychosocial des adolescents et jeunes adultes atteints de leucémie » que cette collaboration d’abord pluridisciplinaire a pris forme.

Le financement de l’INCA a ainsi donné lieu à une première recherche exploratoire se déployant selon un double volet de recherche « patient/soignant ». Toutefois, c’est l’enquête « soignant » qui nous intéresse ici : d’une part, car c’est à travers elle que s’est le plus concrètement actualisée la dimension interdisciplinaire du travail entre médecins et psychologues, médiée, comme nous le verrons, par une rencontre forte, sur le terrain, entre soignants et chercheurs ; d’autre part, car notre propre recherche découle directement de cette première enquête exploratoire de recherche auprès des soignants de l’unité AJA.

A partir de la présentation de certains aspects méthodologiques de cette première recherche, nous tenterons d’abord de préciser la notion de « commun », en proposant une première différenciation entre : 1) ce qui relève des conditions possibles d’une entente première 2) le lieu d’où/duquel procède le résultat interdisciplinaire.

S’entendre sur du commun

La première enquête « soignants », menée préalablement à notre recherche doctorale, portait sur les représentations des soignants à propos du patient AJA. Elle a fait l’objet d’une étude strictement qualitative, conditionnée par l’utilisation de la méthode de la théorisation ancrée [10]. Si nous soulignons ce terme (« conditionnée »), c’est qu’il renvoie à la discussion entamée entre le médecin et les psychologues, psychanalystes, au début du projet, sur les conditions de faisabilité de cette recherche. De fait, il faut ici entendre à quel point ce terme de « faisabilité » peut poser question et faire débat entre médecins et psychologues. Car, la « faisabilité » de la recherche renvoie immédiatement à la question de la pertinence scientifique, et donc au résultat, à ce qu’on considère comme « faisant résultat » à l’intérieur de communautés scientifiques structurées autour de valeurs différentes, et via des modalités de production du savoir scientifique également très différentes [11].

Dans le cadre de cette recherche, c’est le choix de la méthode par théorisation ancrée (TA) dont on pourrait dire qu’elle a fait « tiers » entre le médecin et les psychologues d’orientation psychanalytique. Cette méthodologie, issue de la sociologie interactionniste, repose sur un cadre inductif, c’est-à-dire qu’à l’inverse d’un procédé hypothético-déductif, les chercheurs ne démarrent pas la recherche à partir d’une hypothèse que les résultats valideront ou non mais d’une question de recherche. Cette question de recherche est vouée à se préciser via un processus d’analyse itératif, ce qui signifie qu’il progresse au fur et à mesure du recueil des données : le recueil et l’analyse des données ne correspondent donc pas à deux phases bien distinctes de la recherche et s’opèrent au contraire de façon conjointe ; cela dans le but de garantir le développement d’un questionnement résolument en lien avec l’objet étudié, ancré dans le terrain de recherche [12].

Cette méthodologie, considérée comme robuste du point de vue de la validité du processus de construction des connaissances, a convaincu le médecin. La dimension par ailleurs princeps et exploratoire de ce projet – de même que la nécessité soulignée dans la littérature consacrée aux AJA d’inclure des modalités de recherches qualitatives dans l’étude des aspects psychosociaux liés au cancer – a sans doute facilité la discussion. Du côté des psychologues de formation psychanalytique, le caractère inductif de la recherche, s’apparentant à une démarche clinique – partir du terrain pour formuler des hypothèses, plutôt que l’inverse – faisait sens. De même, le procédé itératif, exigeant des allers-retours constants entre recueil et analyse des données permet au chercheur de s’inscrire dans une temporalité propice à l’élaboration et au déploiement d’une analyse fine de l’objet étudié [13].

De façon tout à fait intéressante, si la méthode de la théorisation ancrée a de prime abord constitué une forme de « commun » sur lequel les psychologues d’orientation psychanalytique et le médecin ont pu s’entendre, ce n’est pas au sens d’une mise en lien ou d’un rapprochement entre les paradigmes psychanalytique et biomédical ; cette entente « commune » résultant au contraire d’une opération première de décentrement vis-à-vis des repères épistémologiques et méthodologiques propres aux acteurs engagés dans la recherche. Ainsi, cet « en commun », permis par l’emploi de cette méthodologie, relèverait plutôt ici d’une entente et de la construction d’un cadre de confiance réciproque autour de la manière de construire les résultats de la recherche ; donc, de leur validité. En ce sens, et du fait de ses caractéristiques structurelles particulières, cette méthodologie a pu constituer l’opérateur structurel d’un dialogue possible entre le médecin et les psychologues d’orientation psychanalytique. Toutefois, c’est en permettant l’opérationnalisation de ce dialogue interdisciplinaire sur le terrain de la recherche que l’emploi de cette méthodologie s’est constitué comme un « commun » ; un lieu de l’interdisciplinarité.

Constitution d’un « commun »

Si l’usage de la théorisation ancrée a ainsi d’abord été pensé comme un moyen et comme une condition possible de travail « avec » le médecin, elle a dans le même temps constitué – notamment dans et par le procédé itératif qui la caractérise – le vecteur d’une rencontre forte, entre soignants et chercheurs.

Ainsi, à la dimension qualitative de l’enquête, sous-tendue par la passation d’entretiens individuels de recherche avec les soignants, s’est ajouté un dispositif de recherche-action – non prévu au départ – étayé par une demande d’approfondissement du questionnement formulée par les soignants ; laquelle a donné lieu à l’organisation de restitutions collectives, puis à la mise en place de focus groupes thématiques avec les soignants [14]. Ainsi, c’est à travers la formulation par les soignants d’une demande de « travail avec » que s’est opérationnalisé, sur le terrain de la recherche, le dialogue interdisciplinaire – se faisant – entre le médecin et les psychologues. L’ajout par les psychologues-chercheurs d’un dispositif de recherche-action constitue en ce sens un résultat interdisciplinaire ; en tant qu’il procède du dialogue interdisciplinaire entre le médecin et les psychologues (lequel s’articule structurellement autour de l’emprunt et de l’emploi de la méthode de la théorisation ancrée), médié et opérationnalisé sur le terrain de la recherche par une demande de « travail avec » formulée par les soignants aux chercheurs. Du reste, on retrouve dans ce résultat « émergent » le lien souvent dégagé dans la littérature entre interdisciplinarité et « inattendu » de la recherche : le résultat interdisciplinaire advient dans une forme de nouveauté ; il procède du surgissement, de la découverte, de ce qui n’était pas là ou demeurait insaisissable en dehors d’un paradigme interdisciplinaire de recherche [1517].

Ce résultat interdisciplinaire fait alors advenir la méthode de la théorisation ancrée comme « commun », c’est-à-dire, comme un lieu de l’interdisciplinarité : un lieu qui contient la possibilité de la nouveauté, de l’inattendu, qui trouverait à s’actualiser et à s’opérationnaliser dans la formulation d’une demande de « travail avec », sur le terrain de la recherche. Toutefois, nous allons voir que ces communs sont toujours à renégocier, y compris dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire qui a par le passé trouvé des voies d’opérationnalisation sur le terrain de la recherche.

Enjeux et questions posés par l’implémentation d’une nouvelle recherche sur un même terrain dans un contexte d’institutionnalisation de la collaboration interdisciplinaire

Notre recherche doctorale en psychologie clinique s’inscrit dans la continuité directe de cette première recherche, puisqu’il s’agissait de reprendre au prisme d’une nouvelle thématique l’axe de recherche « soignant », depuis la fin de la première enquête, quatre ans auparavant. Démarrée en septembre 2018, cette nouvelle recherche porte sur la manière dont les pratiques de soin sont affectées par la nécessité perçue par les soignants, de prendre en charge le patient adolescent ou jeune adulte (AJA) atteint d’un cancer dans un cadre relationnel de soin élargi à la relation AJA-parents.

Or, c’est bien cette question de la continuité et de la reprise de cet axe de recherche « soignant » qui s’est posée à nous au moment de l’implémentation d’un nouveau dispositif de recherche dans cette unité. Car, dans un contexte d’institutionnalisation de la collaboration interdisciplinaire entre médecins et psychologues, étayée par un dispositif de terrain « ayant fait résultat » par le passé, c’est la question de la transmission de ce commun qui se pose à l’équipe de recherche clinique. Ce faisant, se pose également la question de l’appropriation subjective de ce commun par la chercheuse en charge de reprendre la recherche sur ce même terrain.

En nous appuyant sur quelques éléments tirés de notre propre dispositif méthodologique de recherche, nous allons ainsi tenter d’éclairer et de retracer certaines étapes de renégociation du dialogue interdisciplinaire autour de ces modalités de transmission et d’appropriation du « commun ».

Transmettre le commun : la tentation du même

A travers les discussions de l’équipe de recherche clinique autour de la mise en place de ce nouveau dispositif de recherche, c’est d’abord la représentation d’un terrain « fertile », « déjà-donné » et « déjà-là » qui est apparue au premier plan. Cela s’est notamment traduit à travers certaines questions qui nous ont été posées en réunion de l’équipe de recherche clinique, quant au choix des modalités de recueil des données pour cette nouvelle recherche : « Pourquoi ne pas repartir directement des focus groupes ? » ou encore « Puisque tant d’éléments de la première recherche n’ont pas été exploités, pourquoi ne pas repartir des entretiens individuels issus de la première recherche ? » Dans ce contexte de reprise d’une recherche, c’est donc d’abord la tentation du « même » qui se manifeste au sein de l’équipe ; la tentation de s’appuyer sur ce qui a déjà marché, déjà « fait ses preuves » auparavant. D’une certaine façon, c’est aussi la dynamique de « reproductibilité », chère au paradigme hypothético-déductif et à la méthode expérimentale qui traverse la discussion collective, et dont nous trouvons une illustration dans cette formule prononcée – non sans humour – par le médecin, lorsqu’il nous adresse que « nous, les psys, avons tendance à tout vouloir réinventer ».

La discussion collective autour des modalités de reprise de la recherche sur le terrain se cristallise ainsi autour des résultats et des « acquis » de cette première recherche, dont le terrain – considéré comme « fertile », « déjà-donné » - serait l’une des traductions. En ce sens, la reprise de cet axe de recherche soignant a trouvé une première expression dans le fait de reprendre le dispositif de recherche tel qu’il avait « fait ses preuves », dans sa capacité à « faire résultat » sur le terrain de cette première recherche. L’équipe s’est ainsi entendue sur un dispositif de recherche qui comprendrait : une première phase d’entretiens individuels avec les soignants, suivie de restitutions individuelles et collectives, aboutissant à la mise en place de focus groupes thématiques avec les soignants. Toutefois, il semble que cette première traduction collective ait été empreinte d’une forme de confusion, relative à la manière d’appréhender le terrain comme source de résultat plutôt que comme condition de possibilité et d’opérationnalisation d’un résultat issu de l’interdisciplinarité. Or, c’est précisément cette confusion entre « travail sur » et « travail avec » qui s’est actualisée dans la première phase de notre recherche, dans une forme d’impossibilité à articuler la rencontre entre soignants et chercheurs sur le terrain.

Travail avec ou travail sur ?

Cette difficulté à articuler la rencontre entre soignants et chercheurs a d’abord pris la forme d’un malentendu entre les soignants et nous-mêmes sur le « pourquoi » de notre présence dans l’unité. Alors que nous parlions de « travailler ensemble », les soignants nous renvoyaient régulièrement à la question de ce « sur quoi » nous travaillions. Quelle était notre problématique, notre question de recherche ? Or, du fait de la démarche inductive et itérative qui guide notre méthodologie de recherche, cette question est restée un long moment imprécise et, d’une certaine manière, insuffisante pour articuler le travail de co-construction de l’objet de recherche avec les soignants.

Insuffisante aussi, car non articulée aux traces laissées par le passage de la précédente recherche dans le service. En effet, si ces traces persistaient à notre arrivée dans le service (un questionnaire porté par une infirmière à propos du rapport des soignants à la sexualité des AJA circulait à notre arrivée, directement en écho avec le travail mené par notre collègue dans l’unité), le renouvellement de l’équipe soignante, avec le départ de nombreuses « anciennes » ayant participé à la création de cette unité ainsi qu’à cette première enquête, avait induit une forme de discontinuité sur ce présupposé « même » terrain. En ce sens, nous faisons l’hypothèse que le caractère de prime abord « non tranché » de la question de recherche a créé une forme de trouble dans le message que nous avons porté autour d’un « travailler avec », dans un contexte interdisciplinaire où le « terrain » est appréhendé comme déjà-donné et fertile pour une nouvelle recherche. De ce fait, si la dimension inductive permise par l’emploi de la méthode de la théorisation ancrée avait pu soutenir le déploiement d’une demande de « travail avec » formulée par les soignants aux chercheurs dans la précédente recherche, il semble que, sur ce terrain renouvelé, elle ait rendu trouble notre démarche de « travail avec », en la condensant autour d’un questionnement portant sur notre démarche de « travail sur » : sur quoi, mais également sur qui travaillons-nous ?

Confusion et impasses de la rencontre

Cette ambigüité s’est d’abord actualisée pour nous au cours de la phase d’immersion qui a initié notre recherche. Ce temps d’immersion visait avant tout à nous familiariser avec le terrain, dans une forme plus libre, moins cadrée, que le dispositif de recherche lui-même. Nous l’avons pensé comme un temps d’introduction, un temps de présentation plus informel au fond, de nous-même et de notre projet de recherche dans l’unité. Cependant, notre présence dans ces interstices, dans des moments plus informels, semblait inconfortable pour les soignants : les discussions s’arrêtaient net lorsque nous arrivions en salle de repos et reprenaient dès notre départ. Les tentatives d’arriver un peu avant, de rester un peu après les staffs du mardi auxquels nous étions invitée à participer n’étaient pas propice à continuer les échanges. En ce sens, si à travers notre présence nous cherchions à créer du lien avec les soignants, il nous semblait que notre présence ne se situait jamais dans les bons espaces. La question de notre présence sur le terrain et à quels endroits apparaissait problématique : là où nous cherchions assez naïvement à « être là », en vue de soutenir un possible « travail avec » les soignants, ces derniers semblaient être au travail avec la question de notre travail « sur » ; de l’objet de notre recherche. Nous trouvons une illustration de ce « malentendu » lorsqu’à l’occasion d’une immersion au sein de l’équipe de nuit, une infirmière nous demande gentiment ce que nous « voudrions voir » ou qu’elle « nous montre » ; dans un positionnement qui ne serait pas celui d’un interlocuteur mais plutôt celui d’un intermédiaire entre un terrain à observer et nous. Un petit peu comme on nous présenterait le laboratoire sur lequel nous irions travailler et pratiquer nos observations.

Une autre manifestation symptomatique de ce malentendu entre soignants et chercheurs transparaît également selon nous au cours de la phase d’entretiens individuels de recherche. Les entretiens individuels de recherche ont ainsi été proposés à l’ensemble de l’équipe (40 soignants) à la suite de deux réunions de présentation du projet de recherche. Dix membres de l’équipe (3 internes, 1 IDE jour, 3 IDE de nuit, 1 assistante sociale, 1 diététicienne, 1 kinésithérapeute) ont finalement accepté de nous rencontrer ; sur ces dix participants, neuf d’entre eux étaient « sur le départ » en raison d’un changement de projet personnel ou professionnel. Seule une infirmière de nuit, qui avait, du reste, participé à la première recherche, était encore en poste. En ce sens, et de façon assez symptomatique, nous n’avons pu mobiliser que des soignants « sur le départ », comme s’il était impossible de se rencontrer entre soignants et chercheurs, sur ce terrain. Cette impossibilité à se rencontrer s’est d’ailleurs littéralement exprimée sous la forme de rendez-vous manqués : avec certains membres de l’équipe, dans le cadre de ces entretiens individuels (reprogrammations de rendez-vous à plusieurs reprises), mais également avec l’équipe, dans sa dimension collective, au moment de l’organisation des restitutions collectives par exemple (équipe en sous-effectif et non prévenue de notre venue malgré l’organisation de ces restitutions plusieurs semaines auparavant avec la cadre du service).

Ces manifestations « symptomatiques » du malentendu entre soignants et chercheurs nous paraissent ici très intéressantes à relever, car elles font apparaître en filigrane la trame d’un dialogue interdisciplinaire dont on entend, à l’épreuve du terrain, qu’il s’est éventuellement un peu trop figé, dans l’attente d’une reprise. Dans la dernière partie de notre propos, nous allons ainsi essayer de montrer que c’est dans la possibilité pour la chercheuse d’entendre et d’identifier les lieux de la conflictualisation entre soignants et chercheurs qu’a pu se renégocier du commun, articulé par la formulation – par la chercheuse - d’une demande authentique de « travail avec » les soignants.

Les staffs du mardi : le lieu inattendu de la renégociation du commun

« Les staffs du mardi » ont lieu chaque semaine. Ils durent une heure et rassemblent l’équipe de jour au complet, autour de la dimension psychosociale du soin avec les AJA. En ce sens, il n’est pas question de discuter de la situation proprement médicale du patient, mais plutôt de la manière dont les soignants perçoivent les patients, dans la relation avec eux, avec leurs parents, leurs fratries. Le “staff” constitue un espace relativement « ouvert », en tant qu’il accueille régulièrement d’autres professionnels du soin ou de la santé comme membres invités, à l’occasion par exemple de la présentation d’un projet susceptible d’intéresser l’ensemble de l’équipe. C’est d’abord dans cette perspective que nous avons commencé à participer à ces staffs, comme un lieu dans lequel nous ne resterions pas, qui se limiterait à cette première phase « immersive » de la recherche.

En ce sens, notre présence dans ces staffs n’était pas « prévue au programme » de notre recherche : dans le sens où ils ne faisaient pas partie de notre dispositif de recherche tel qu’il a été pensé au départ. Toutefois, devant notre difficulté à « être présente » sur le terrain, cet espace apparaissait comme un lieu dans lequel notre présence semblait être relativement tolérée par les soignants ; moins inconfortable. A un moment donné, il nous est même apparu comme le seul lieu dans lequel nous pouvions être et être présente avec les soignants ; et le seul lieu qui nous rattachait à notre terrain de recherche. Dès lors, nous nous y sommes attachée, jusqu’à ce que ce temps du staff constitue finalement un terrain privilégié de notre recherche ; un terrain de collecte de données. Sur une période de deux ans (Janvier 2019—Janvier 2021) entrecoupée par les différents confinements liés à l’épidémie de SARS-COVID, nous y avons mené des observations cliniques, associée à une prise de note pendant le temps du staff, avec un temps de reprise de ces notes dans l’après-coup. Cet espace ne figurant pas à l’origine comme un temps de notre dispositif de recherche, il a nécessité un certain nombre d’ajustements de notre positionnement, notamment vis-à-vis de notre prise de notes. En effet, si la prise de note était absente lors des premières semaines, elle s’est finalement installée progressivement dans ce temps du staff, à mesure que nous investissions cet espace comme un terrain à part entière de notre recherche. Toutefois, cette prise de notes n’a jamais été une évidence et a très vite constitué une source de questionnements. D’une prise de notes un peu éparse, associative, nous nous sommes mise à écrire davantage : des bouts de phrases, des expressions marquantes, certaines réflexions développées par les soignants eux-mêmes, ce que nous percevions de leurs questionnements, nos associations en lien avec notre question de recherche. Mais, ces notes relevaient aussi par moments de l’impression clinique, de ce que nous pouvions repérer, identifier des mouvements d’équipe au sein du staff. Des liens commençaient à se faire, d’une session à l’autre, à mesure de l’évolution de certains patients, dont nous suivions la trajectoire à travers la parole des soignants. Cette prise de note dynamique, à l’intérieur d’un cadre en évolution s’est poursuivie dans une forme de conflictualité, à l’intérieur de laquelle nous nous demandions si les soignants étaient finalement les sujets ou bien les objets de notre recherche. Que prenions-nous en note lorsque nous notions les mouvements d’équipe, avant puis pendant le temps du staff ? A quelle place mettons-nous les soignants lorsque nous prenons en note le contenu de leur discours, ce qu’ils disent de la relation patient-parents-soignants ? Or, il semble que nous retrouvions dans ce mouvement de conflictualisation de la chercheuse autour de la prise de note, la transposition du malentendu de départ dans la rencontre entre la chercheuse et les soignants, à savoir : travaillons-nous sur ou avec les soignants ? Travaillions-nous sur la thématique de la relation parents-patient-soignants à partir des soignants (source) ou avec (conditions de possibilité) eux ?

C’est ainsi dans l’émergence de ce temps du staff comme un terrain inattendu de notre dispositif de recherche et en restant à l’écoute de notre propre mouvement de conflictualisation interne que nous avons pu finalement entendre quelque chose de la confusion qui entourait la dimension du travail avec les soignants dans le cadre de cette nouvelle recherche.

Les restitutions : appropriation subjective d’une demande de travail « avec » les soignants

Le moment des restitutions des « premiers résultats de la recherche » aux soignants a constitué un tournant dans notre recherche. S’il était initialement prévu comme un moment d’échange et de délibération avec les soignants autour des premiers résultats issus de l’analyse croisées des entretiens individuels et des notes d’observation en staff, nous l’avons d’abord et avant tout investi comme un moment d’appropriation subjective d’une demande de travail « avec » les soignants.

Ce mouvement d’appropriation subjective est passé pour nous par un mouvement de reconnaissance – adressé aux soignants – du moment du staff comme un temps de présence sur lequel nous avions pu effectivement nous rencontrer, au sens où nous avions pu y entendre que notre présence dans cet espace n’allait pas de soi. Ce mouvement d’appropriation d’une demande de travail avec les soignants est ainsi passé par un mouvement de reconnaissance que nous avons entendu pour notre part comme une forme de « prendre soin » des limites qui encadrent notre présence sur le terrain ; il y a des espaces dans lesquels on peut être ; et d’autres, dans lesquels on ne le peut pas. Or, si nous faisons référence ici à une forme de « prendre soin », c’est bien parce que l’identification de ces limites qui cadrent le « périmètre » à l’intérieur duquel la rencontre entre soignants et chercheurs pourra avoir lieu ne relève pas d’une communication directe, verbale, explicite. En effet, elle relève plutôt d’un travail d’écoute de ce qui « s’agit » dans la rencontre entre soignants et chercheurs, dans ses impasses. Cela requiert un engagement affectif fort dans la rencontre, de façon à pouvoir identifier – en prenant appui sur ce que les modalités de cette rencontre nous font vivre – la trame d’un dialogue plus implicite. Finalement, il nous semble que c’est de ce mouvement de reconnaissance – libérateur de notre point de vue – qu’a pu procéder la formulation d’une demande de travail avec les soignants, autour de laquelle a pu se structurer par la suite le travail sur la question de la relation parents-patient-soignants. Enfin, il est intéressant d’observer que loin du « même », c’est dans un mouvement de différenciation que s’est opéré l’appropriation, par la chercheuse, de ce « commun » issu de la précédente recherche. En effet, là où le dialogue interdisciplinaire s’était opérationnalisé dans une demande de travail « avec » formulée par les soignants aux chercheurs, c’est la formulation de cette demande par la chercheuse qui a permis cette fois d’articuler, sur le terrain de la recherche, la reprise du dialogue interdisciplinaire entre médecins et psychologues.

Conclusion

Cet article visait à questionner les conditions de continuité et de reprise du dialogue interdisciplinaire sur le terrain de la recherche, après que cette collaboration se soit instituée et pérennisée sur le plan institutionnel. Pour éclairer la trame de ce dialogue interdisciplinaire entre médecins et psychologues et la façon dont il se renégocie dans le passage d’une recherche à une autre, nous avons mis en regard le déploiement de deux dispositifs de recherche dans un contexte de « prolongement » d’une recherche par une autre, sur le même terrain. Cette mise en perspective nous a permis d’identifier, à l’intérieur de chacun des dispositifs, ce qui nous semble ressortir d’un « commun » duquel peut éventuellement procéder le résultat issu de l’interdisciplinarité. Nous proposons l’idée selon laquelle ces « communs » constituent les lieux de l’interdisciplinarité, telle qu’elle se fait : à savoir, telle qu’elle se négocie et se renégocie – par la médiation du terrain – aux différentes étapes de la recherche.

Toutefois, nous l’avons vu, l’inscription dans un travail de recherche interdisciplinaire requiert un engagement fort de la part du chercheur qui, à rebours de la démarche active – voire pro-active – du chercheur sur son terrain de recherche, doit pouvoir tolérer de se laisser affecter par les modalités de rencontre particulières et inattendues dont il fait l’expérience sur le terrain. Il s’agit là d’un travail exigeant en temps, ce qui n’est pas toujours compatible avec les contraintes de recherche, y compris dans le cadre d’un travail doctoral. Mais l’exigence est aussi éthique, en tant qu’elle engage le chercheur dans un travail de « prendre soin » des limites de chacun des acteurs de la recherche, de façon à construire un cadre de confiance qui puisse contenir et opérationnaliser le dialogue interdisciplinaire sur le terrain de la recherche. Dans notre cas – et sans doute facilité par notre formation – ce travail de « prendre soin » s’est actualisé dans une écoute fine des mouvements qui se sont « agis » dans la rencontre intersubjective, associée à la capacité de la chercheuse à rester à l’écoute de sa propre conflictualité interne, de façon à entendre ces « agirs » comme le lieu de la conflictualisation ; c’est-à-dire, le lieu de la (re)négociation du « commun ».

Remerciements/Acknowledgment: Nous remercions le groupe de travail SHS du cancéropôle d’Ile-de-France pour nous avoir permis de participer à la journée organisée sur le thème de la pluridisciplinarité des méthodes en recherche SHS dans le domaine du cancer qui a donné lieu à cette contribution.

Financements/Funding Statement: Cette recherche doctorale a bénéficié d’un financement doctoral par l’université Sorbonne Paris Nord.

Contributions des auteurs/Author Contributions: L’auteure a rédigé le présent document dans son intégralité et a effectué les différentes relectures et corrections nécessaires à sa publication.

Disponibilité des données et du matériel/Availability of Data and Materials: Non concerné.

Avis éthiques/Ethics Approval: Non concerné.

Conflits d’intérêt/Conflicts of Interest: L’auteure déclare n’avoir aucun conflit d’intérêt.

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Patinet, C. (2024). Se situer dans la continuité d’un dialogue interdisciplinaire de recherche : entre transmission et renégociation du « commun ». Psycho-Oncologie, 18(2), 87-93. https://doi.org/10.32604/po.2024.049526
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Patinet C. Se situer dans la continuité d’un dialogue interdisciplinaire de recherche : entre transmission et renégociation du « commun ». Psycho-Oncologie. 2024;18(2):87-93 https://doi.org/10.32604/po.2024.049526
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C. Patinet, “Se situer dans la continuité d’un dialogue interdisciplinaire de recherche : entre transmission et renégociation du « commun »,” Psycho-Oncologie, vol. 18, no. 2, pp. 87-93, 2024. https://doi.org/10.32604/po.2024.049526


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