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ARTICLE
Construire une question de recherche dans l’interdisciplinarité
Building an Interdisciplinary Research Question
MSH Paris Saclay, Centre national de la recherche scientifique, Gif-sur-Yvette, 91190, France
* Corresponding Author: Elsa Bansard. Email:
(This article belongs to the Special Issue: Pluridisciplinarity and methods for SHS research in the field of cancer
Pluridisciplinarité et méthodes pour la recherche en SHS dans le domaine du cancer)
Psycho-Oncologie 2024, 18(2), 79-85. https://doi.org/10.32604/po.2024.049476
Received 09 January 2024; Accepted 12 March 2024; Issue published 06 August 2024
RÉSUMÉ
L’interdisciplinarité est l’objet d’une forte promotion institutionnelle et d’une abondante publication scientifique tant sur son histoire, sa définition, ses typologies, que sur ses freins et défis. Il s’agit de proposer ici un retour d’expérience sur l’élaboration d’une question de recherche dans un travail interdisciplinaire. Nous présenterons le parcours qui a conduit d’une question de gestion administrative à un doctorat en philosophie de la médecine sur les soins de support grâce à une collaboration riche entre une grande diversité d’acteurs académiques, hospitaliers et associatifs. Une analyse de la littérature permettra de montrer comment la longue histoire des sciences sous-tend les enjeux disciplinaires lors de l’élaboration d’une question de recherche. La méthode rendra visible le temps long du dialogue entre les partenaires de ce projet. Les résultats présenteront l’évolution de la question de recherche au cours du projet. Enfin la discussion proposera trois concepts pour mettre en perspective l’interdisciplinarité : la collaboration, l’attention et l’intranquillité.Abstract
Interdisciplinarity is strongly promoted by institutions and is the subject of abundant scientific publications on its history, definition, and typologies, as well as on its obstacles and challenges. This article aims to provide insight into the development of an interdisciplinary research question. We will present the path that led from an administrative management question to a doctorate in philosophy of medicine on supportive care, thanks to a rich collaboration between a wide range of academic, hospital, and association players. An analysis of the literature will show how the long history of science underpins disciplinary issues in the development of a research question. The method will make visible the long dialogue between the partners in this project. The results will show how the research question evolved throughout the project. Finally, the discussion will propose three concepts to put interdisciplinarity into perspective: collaboration, attention, and tranquility.MOTS CLÉS
Keywords
Objet d’une forte promotion dans les politiques de recherche, l’interdisciplinarité est ciblée par de nombreuses publications et communications scientifiques depuis les années 2000. La plupart porte sur les enjeux définitionnels et cherchent à dresser des typologies [1]. Cet article propose une approche de l’interdisciplinarité à partir des enjeux de la construction d’une question de recherche dans un projet interdisciplinaire. La question de recherche sera approchée en tant qu’étape de cristallisation des enjeux politiques, épistémologiques et professionnels d’un projet interdisciplinaire dans le champ du cancer et s’appuiera sur une étude de cas : la construction d’une question de recherche dans le cadre d’un doctorat en philosophie de la médecine co-dirigé par un professeur en épistémologie et histoire des sciences, et une psychiatre travaillant dans un CLCC.
Le travail doctoral dont cet article propose une approche réflexive centrée sur le cheminement interdisciplinaire a fait l’objet d’une publication [2]. Il porte sur la définition des « soins de support », c’est-à-dire de l’ensemble des spécialités médicales, paramédicales et de pratiques associatives proposées aux patients touchés par un cancer. Chaque établissement de santé possède une structuration différente de ces soins, et regroupe des propositions variées. Parmi les spécialités concernées, on trouve les soins palliatifs, la psychologie, l’unité douleur, les plaies et cicatrisation, mais aussi le sport, la socio-esthétique, l’art thérapie… La mesure 42 du Plan Cancer en 2005 fait figure de texte de référence en France [3].
Sans revenir ici sur une présentation du projet de recherche lui-même mais bien du cheminement qui a conduit à la formulation de la question de recherche, la revue de littérature resituera l’interdisciplinarité dans l’histoire longue des sciences et des organisations de recherche, et inscrira la construction des questions de recherche dans la diversité des disciplines, mais également au cœur de la philosophie elle-même. La présentation de la méthode proposera un récit d’expérience sur la première année du doctorat qui fût dédiée au dialogue entre les partenaires de la recherche y compris aux financeurs de la recherche. Les résultats présentés seront les différentes étapes de formulation de la question elle-même au cours du dialogue interdisciplinaire qui a été noué. Enfin la discussion reviendra sur trois dispositions intellectuelles et relationnelles fondamentales aussi bien dans le travail interdisciplinaire que dans le soin en soins de support.
L’interdisciplinarité fait l’objet d’enquêtes depuis plus de quarante ans, et toutes soulignent les difficultés de sa mise en place [4]. Si les causes et les facteurs de succès, tout autant que les typologies de projets foisonnent dans la littérature, nous souhaitons ici montrer l’intrication des enjeux disciplinaires dans le travail interdisciplinaire. Ce qui est en jeu dans l’interdisciplinaire n’est rien de moins que la légitimité scientifique des disciplines et la vision unitaire ou non des sciences. L’élaboration de la question de recherche articule quatre enjeux qui parcourent toute l’histoire des sciences [5] : le rapport des sciences à leurs marges, le rapport au réel, la qualification de l’objet d’étude, le rapport au travail de terrain.
Le rapport des sciences à leurs marges
L’interdisciplinarité s’inscrit dans l’histoire de la professionnalisation des sciences, c’est-à-dire la distinction entre plusieurs statuts de chercheurs, voire entre la reconnaissance et le refus de ce statut. Au 19ième l’élaboration de méthodes scientifiques, la technicité croissante des outils de recueils des données et de leurs traitements, ainsi que la prévalence accordée à l’expérimentation, c’est-à-dire à l’effacement des effets des contextes et la préférence pour le milieu du laboratoire, conduisent à une professionnalisation des scientifiques par distinction avec les amateurs et les profanes [6,7], mais également avec le citoyen en général. L’arrivée des outils numériques [8], la complexité des objets d’étude, la reconnaissance des savoirs expérientiels, et l’évolution des régimes démocratiques, ouvrent au 21ième une nouvelle ère pour la recherche participative au sens de collaboration entre les citoyens et les professionnels des sciences [9–12]. Ce mouvement de balancier peut être mis en parallèle avec la structuration du monde académique qui est allé vers une spécialisation voire une hyper spécialisation des sciences en disciplines, pour ouvrir depuis les années 2000 à une ère de promotion de l’interdisciplinarité en soulignant le besoin de collaboration entre les disciplines afin d’allier les objets, les méthodes, les références. La recherche engagée telle que la revendique aujourd’hui certains chercheurs affirme l’absence de neutralité du positionnement du chercheur et l’exigence d’engagement citoyen et intellectuel [13].
Le rapport des sciences au réel
Le travail collectif que nécessite l’interdisciplinarité a pour condition la capacité des individus mais également des disciplines à pouvoir discuter des paradigmes qui sont les siens [14]. Depuis 1962 Kuhn a défini le paradigme comme « un ensemble articulé de théories scientifiques, de savoirs issus de la recherche, de « croyances », de valeurs fondamentales, reconnues (ou en tous cas admises) par une communauté de chercheurs qui leur permet de formuler des problèmes, de suggérer la manière d’obtenir des solutions » [15]. Deux paradigmes peuvent ici être soulignés : le paradigme constructiviste et le paradigme positiviste [16]. Le paradigme positiviste s’appuie sur une ontologie réaliste, la recherche a pour but de comprendre le réel tel qu’il existe indépendamment du regard porté sur lui. Le paradigme constructiviste s’appuie sur une ontologie relativiste, et le réel est toujours pour partie une construction de celui qui le regarde au travers de son langage, de sa culture, de ses expériences… Les méthodes utilisées n’ont ainsi pas la même visée, quand le positivisme cherche à contrôler toute interférence de subjectivité pour accéder au réel en soi, le constructivisme, « privilégie la méthode herméneutique ou interprétative et la confrontation des interprétations dans une visée dialectique » [14]. La philosophie connait en son sein de nombreux courants revendiquant tantôt l’un tantôt l’autre de ces deux paradigmes, et parfois proposant une analyse de ces deux paradigmes. Dans le cadre de ce projet, nous nous sommes situés dans une perspective constructiviste. Répondant au positionnement de Canguilhem lui-même, qui invitait la philosophie à se saisir d’enjeux humains existant pour en questionner le sens et les concepts méthodologiques [17]. L’enjeu d’explicitation et de respect des paradigmes disciplinaires ou de courants de pensée est au cœur du positionnement de recherche, du choix des méthodes, de l’élaboration des attendus de la recherche. Il conditionne l’ensemble du travail sur la question de recherche.
La qualification des objets d’étude
L’interdisciplinarité puise de manière récurrente sa justification dans la complexité de l’objet d’étude. Les questions d’environnement, la santé comme santé globale, ou encore le patrimoine, sont présentés comme de nouveaux champs de connaissances qui ne peuvent être attribués à aucune discipline en particulier, mais à une grande diversité d’entre elles. De ce point de vue, l’interdisciplinarité est un enjeu académique qui apparait pour faire face au réel qui advient. Il s’agit de proposer une approche globale d’un problème complexe [18]. En santé, et dans le cas des soins de support, mais on pourrait citer les soins palliatifs ou de nombreuses structurations face aux maladies chroniques ou environnementales, la pluridisciplinarité médicale et paramédicale est argumentée comme nécessaire pour faire face aux situations « complexes ». En ce sens, l’interdisciplinarité correspond à une certaine représentation du monde et s’impose comme une réorganisation des sciences face au réel qui émerge. L’interdisciplinarité met ainsi en cause la théorie mertienne des sciences fondées sur des méthodes strictes et disciplinaires.
La philosophie de la médecine est à ce titre tout à fait singulière. Rappelons ici que la philosophie de la médecine ne figure pas dans la même section de qualification CNU que la philosophie générale. Elle siège aux côtés de l’épistémologie et de l’histoire des sciences. Académiquement, le domaine qu’elle prend pour objet d’étude la dissocie de la philosophie générale.
Le rapport des sciences au terrain de recherche
Les rapports aux données, au recueil de données, et ainsi au matériel de la recherche, c’est-à-dire au terrain en SHS, sont eux aussi très diversifiés entre les disciplines et même entre différents courants d’une même discipline. La philosophie depuis Descartes cherche une rationalité sans tâche et s’est éloignée de la pratique de terrain. En philosophie de la médecine, la pratique de terrain revient fortement en France depuis 10 ans et connait un renouveau de ses questionnements où la réflexion sur les méthodes de terrain se forge dans l’interdisciplinarité vis-à-vis d’autres sciences sociales très implantées dans le monde hospitalier durant la seconde moitié du 20ième, telles que la sociologie, l’anthropologie et la psychologie notamment, mais également des disciplines académiques plus récentes telles que le design [19,20].
La cristallisation de ces enjeux dans la question de recherche
La problématisation, la question de recherche ou encore le problème, possèdent eux aussi une longue histoire au sein des sciences et des disciplines. Il ne s’agit ici n’y d’en faire une présentation exhaustive, ni d’ériger des oppositions artificielles mais d’identifier des divergences quant à leur nature et à leur fonction. Rappelons très simplement que le problème en mathématique donne lieu à une opération qui a pour objectif de le résoudre. Dans le domaine biomédical, la visée peut être de connaître l’efficacité de tel médicament et son modèle phare de résolution est l’essai clinique randomisé. En philosophie de la médecine, et dans le texte « Le normal et le pathologique » qui structure fortement les développements contemporains de cette discipline, Georges Canguilhem affirme dès l’introduction : « En procédant ainsi, nous pensons obéir à une exigence de la pensée philosophique qui est de rouvrir les problèmes plutôt que de les clore. Léon Brunschvicg a dit de la philosophie qu’elle est la science des problèmes résolus. Nous faisons nôtre cette définition simple et profonde ». Bergson propose lui de concevoir les problèmes insolubles comme des problèmes mal posés. La mission de la philosophie est de comprendre sur quels présupposés reposent ces problèmes existants, et d’en formuler de nouveaux : « le problème se résout en se posant autrement » [21]. La liste des théories sur les problèmes en philosophie pourrait être immense mais elle renvoie à chaque fois à l’idée d’un problème comme une difficulté dont il faut éclairer les impensés afin d’apporter une compréhension élargie et de proposer la formulation d’un nouveau problème qui n’apparaissait pas avant l’analyse. Nulle résolution à l’horizon. On trouve en philosophie un fort ancrage dans l’origine grecque de la discipline comme sagesse, au sens d’art de vivre et d’éthique.
Afin de rendre compte du travail interdisciplinaire, il me semble nécessaire de faire ici un pas de côté vis-à-vis de l’attente de la section « méthode » d’un article de recherche. Après avoir résumé succinctement la méthode mise en place dans le projet, je voudrais décrire le travail d’élaboration antérieur et proprement interdisciplinaire qui a construit la question de recherche ainsi que la méthode. L’objectif est double : rendre compte d’une partie conséquente et invisibilisée du travail interdisciplinaire, mais également réfléchir sur l’élaboration de la question de recherche que la méthode a ensuite permis d’explorer.
Le travail doctoral mené a fait l’objet d’une publication complète. La méthode mise en place articulait une revue de littérature internationale sur la définition des soins de support à partir de trois moteurs de recherche : pubmed, cairn, persée. Les articles sélectionnés contenaient l’expression de soins de support dans leur titre ou leur résumé. Ce corpus a ensuite fait l’objet d’une analyse sémantique pour recueillir et mettre en regard les différentes définitions, explicites ou implicites, présentes dans les textes. Un travail de terrain a également été mis en place dans quatre hôpitaux d’Ile-De-France qui structurent différemment les soins de support, l’un en département, un second à cheval entre un département et une maison des patients extérieure à l’hôpital, un troisième en une équipe mobile, un quatrième en plusieurs unités de spécialisation distinctes et coordonnées par une infirmière. Le travail de terrain s’est composé d’observation de 17 réunions d’équipes et de 2 réunions RCP. 32 entretiens ont été réalisés avec des professionnels de différentes spécialités, 6 associations, et 6 patients et proches. La grille d’entretien a été élaborée à partir des résultats de la revue de littérature et après 5 entretiens pilotes. L’ensemble des entretiens a donné lieu à des retranscriptions intégrales puis à une analyse thématique.
La question de recherche est née d’un travail interdisciplinaire antérieur au choix et à la mise en place de cette méthode. Une année de travail s’est écoulée entre l’inscription universitaire en doctorat et l’obtention d’un financement de recherche par la Fondation de France. Cette année fût consacrée au travail interdisciplinaire d’intégration par la construction d’un vocabulaire commun entre les partenaires du projet afin de parvenir à la formulation d’une question de recherche en philosophie de la médecine. Dans le cadre de ce projet, la question devait appartenir à un champ disciplinaire précis tout en rendant compte de la pluralité des épistémologies, valeurs et histoires des collaborateurs. Ce travail de clarification et partage conceptuel s’est concrétisé par une certaine organisation du travail au travers de la structuration de temps d’échanges et d’entretiens dits « pilote » avec des professionnels et des associations, mais également avec d’autres chercheurs en SHS en santé, que ce soit en philosophie, sociologie, anthropologie et éthique. Ce travail s’est également appuyé sur le travail de revue de littérature qui a été mené durant cette première année. Georges Canguilhem décrivait ainsi : « Nous attendions de la médecine une introduction à des problèmes humains concrets. La médecine nous apparaissait, et nous apparait encore, comme une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences, plutôt que comme une science proprement dite ». [17]. Il s’agissait de nourrir une analyse conceptuelle, historique et comparative des publications au cœur des dialogues de construction avec les partenaires. Un troisième volet de travail d’élaboration de la question de recherche s’est composé de la confrontation à un travail rédactionnel et de soutenance vis-à-vis de plusieurs institutions de financement de la recherche porteuses chacune de cadres, normes, attentes et exigences différentes. La réflexion sur les injonctions implicites et explicites de ces institutions de recherche est venue nourrir et conditionner l’expression de ma question de recherche. Cette auto-analyse a été rendue possible grâce au travail collectif de relectures et conseils sur les attendus académiques par mes pairs, des doctorants ou post-doctorats en philosophie principalement.
L’ensemble de ce travail d’élaboration de la question de recherche repose sur la collégialité, la relecture et le dialogue avec une pluralité d’acteurs hospitaliers et académiques. Il a permis la formulation philosophique d’une question de recherche dans un projet interdisciplinaire. Il a également conditionné un protocole de recherche lui-même interdisciplinaire (dans sa méthode et ses références) dans un dialogue avec les méthodes en sociologie et en psychologie en contexte hospitalier. Autrement dit, la démarche invisibilisée de la collaboration interdisciplinaire a déterminée aussi bien le questionnement que la méthode, et si la seconde vise à explorer le premier, ce sont les recherches et l’immersion interdisciplinaires avec les partenaires académiques et hospitaliers qui ont construit l’objet et la question de la recherche. La mission alors tracée n’a pas été de résoudre cette question mais d’éclairer les valeurs et conceptions du soin à l’œuvre dans les unités de soins de support afin de les confronter à la question sur leur positionnement conceptuel vis-à-vis de la personne comme globalité. Le cheminement de cette question sera présenté en résultats de cet article.
En guise de résultats, je propose à présent de retracer les défis et leviers qui ont jalonné le travail interdisciplinaire fondant la question de recherche. L’année écoulée fût passée à la croisée de plusieurs mondes professionnels : les ressources humaines d’une fédération hospitalière, plusieurs équipes médicales, le monde universitaire, et les instituts de financement de la recherche.
Ce travail a débuté lors d’un stage dont la mission était de décrire les métiers émergents en cancérologie. La méthodologie articulait une synthétisation de fiches de poste transmises par les établissements, et des ateliers avec des professionnels auxquels les fiches synthétiques étaient soumises à la discussion. Très rapidement les soins de support sont apparus comme un ensemble de professions et de statuts très varié, où des points aussi essentiels que les missions, les temps de suivi, le type de patients concernés et le statut des personnes pouvaient ne presque pas se recouper. La demande des ressources humaines était alors : comment décrire les soins de support dans des fiches de poste généralisables ? Les ateliers avec les professionnels et les bénévoles dans les établissements sont venus confirmer le flou et comme une perplexité de certains professionnels. Au cours de ces concertations, la définition des soins de support est apparue comme un champ de recherche à part entière. Le travail interdisciplinaire a ainsi été interdisciplinaire dès l’identification du champ de recherche. Il est né des échanges et de l’analyse des pratiques de soin.
La question était : comment définir les soins de support ? Dans le dialogue avec le monde médical, la question était devenue institutionnelle (comment être mieux reconnus en se définissant plus clairement), mais aussi professionnelle (en se définissant plus clairement, nous pourrions être mieux identifiés par nos collègues et les patients pourraient être mieux adressés). Les injonctions portées par le monde médical étaient multiples, mais l’on peut en souligner quelques-unes. La légitimité de la philosophie de se saisir de cette question était forte. Elle renvoyait directement au statut du problème en philosophie, c’est-à-dire que cheminer avec une question ne semblait pas compatible avec le fait d’apporter une réponse efficace aux enjeux professionnels. Ainsi, l’oscillation entre la méfiance et la réappropriation (l’objectif qui m’était fixé était ainsi d’être utile) se traduisait par une grande disponibilité pour me rencontrer lors d’un entretien et par une déception quant aux attendus de mon travail. Les retombées en clinique et en termes de plaidoyer professionnels, n’étaient pas perceptibles immédiatement. Plus encore, dans le cadre d’un travail en philosophie, ces retombées étaient des conséquences possibles et souhaitables mais non des objectifs visés directement par la recherche.
Un des traits singuliers de cette démarche est que la sollicitation du monde universitaire n’est intervenue que dans un second temps. Une partie importante de découverte et d’identification d’un champ de recherche a été construite directement avec des professionnels du soin et des personnels de l’administration hospitalière. Les réticences ont été importantes. En 2012, les rencontres de chercheurs engagés dans des travaux en philosophie de terrain en santé n’ont pas été faciles. Les financements académiques étaient rares et largement dévolus à des recherches en philosophie générale. L’engagement interdisciplinaire, la certitude de vouloir construire une méthode de terrain, et le cheminement à partir d’une question professionnelle, ont été des freins.
Je me suis alors tournée vers les instituts de financement de la recherche au travers d’appels pour des projets interdisciplinaires. La Fondation de France a retenu ce projet. Les attendus n’étaient alors plus disciplinaires, mais répondaient au modèle hypothético-déductif. La présentation du projet devait être argumentée sous la forme d’une question, avec des hypothèses, une méthode, des résultats attendus. Ce modèle omniprésent aussi bien dans le monde médical que dans le monde des financements de la recherche, les normes de publications et de communication scientifiques, s’est entrechoqué avec le modèle de problématique issu des SHS et de la philosophie dans mon cas. D’une part on me demandait de poser une problématique dont je tirerai des hypothèses qui justifieraient une méthode pour les tester et dont je tirerai des résultats, de l’autre, et dans une vision académique stricte, on me demandait de poser une question générale avec laquelle cheminer au travers d’un corpus philosophique spécialisé et dans le but d’affiner une question de recherche plus pertinente pour comprendre le réel. La problématique implique une démarche tout autant qu’un raisonnement disciplinaire sur un objet de pensée. Elle a en ce sens pour effet d’éclairer tout autant cet objet qu’une certaine manière de lire le monde. Précisons encore ceci. Cette conception de la problématique n’est pas exclusive du modèle hypothético-déductif dans la mesure où la première ne se réfère pas au second, elle ne s’oppose pas plus à lui qu’elle ne se pose vis-à-vis de lui. Cette conception de la problématique est directement issue d’une compréhension historique de la philosophie comme sagesse, c’est-à-dire tout autant comme art de vivre qu’amour du savoir comme nous l’avons décrit dans l’analyse de la littérature.
L’apport du travail interdisciplinaire s’est recentré sur l’enjeu du décryptage des attentes implicites liées au statut des personnes. Il s’est agi de construire une description des soins de support qui soit comprise par tous et qui touche une tension commune à l’ensemble des points de vue en présence. La problématique sur les soins de support est venue de la mise en regard entre deux lectures, entre deux positionnements des soins de support dans le système hospitalier correspondant à deux positionnements face aux réflexions sur le soin et la place dans les soins, deux questionnements propres à la philosophie de la médecine.
La voici :
« Une tension existe au cœur du positionnement des Soins de Support. Ils se définissent d’une part en tant que « compléments » des soins curatifs ou « spécifiques », c’est-à-dire comme complément d’une médecine scientifique et technique orientée vers la survie des patients. Dans cette perspective, les Soins de Support apportent aux autres spécialités médicales, d’autres approches (médicales ou non) qui explorent tous les effets de la maladie. Autrement dit, ils complètent une approche biologique de la maladie par une addition d’autres compréhensions : la maladie comme exclusion sociale, comme souffrance affective et psychologique, comme altération de l’image de soi… D’autre part, les Soins de Support se présentent comme une approche holistique de la maladie. Leur objectif est de s’opposer au morcellement du corps et du suivi causé par un découpage entre les spécialités médicales. Il s’agit de prendre en charge la personne en tant qu’unité, le cancer en tant que vécu. L’enjeu de ce travail est de comprendre quelles sont les causes de ce double positionnement, ses conséquences et les perspectives qui peuvent être dégagées. Que peut être une approche globale définie comme « complément » des spécialités médicales curatives ? Ajouter aux soins existants d’autres soins, n’est-ce pas conserver la logique de morcellement, prendre le risque d’une globalité par addition ou juxtaposition ? » [2].
La question de recherche est ainsi née de la tension entre d’une part une énumération ouverte de types de soin et d’autre part, la recherche d’accompagnement d’une personne comprise comme une unité, une globalité. Formulée en philosophie de la médecine, elle s’est construite par le dialogue et la mise en commun de la compréhension des soins de support entre des institutions, des établissements, des disciplines, des statuts divers de partenariat.
Je voudrais ici souligner trois conditions de pensée nécessaires au soin comme à l’interdisciplinarité : la collaboration, l’attention et l’intranquillité.
Disons très simplement que l’interdisciplinarité est une collaboration. Par cette caractéristique, elle repose sur une structuration et une continuité dans les échanges et la présence entre plusieurs personnes. Si les qualités individuelles et les démarches disciplinaires sont détaillées dans la littérature, l’importance des milieux où prennent place les travaux interdisciplinaires peut être soulignée. Que ce soit l’hôpital ou l’université, Bernard Stiegler rappelle avec Aristote que le milieu « parce qu’il est ce qu’il y a de plus proche, est ce qui est structurellement oublié, tout comme il en va de l’eau pour le poisson : le milieu s’oublie, parce qu’il s’efface derrière ce à quoi il donne lieu » [22]. Tout milieu peut être situé dans une tension entre hospitalité et hostilité. A l’échelle d’une institution, des mécanismes d’hospitalité qui se grippent deviennent des mécanismes d’hostilité. Paul Ricoeur conçoit l’hospitalité à la fois comme un principe juste d’accueil et comme une pratique équitable (c’est-à-dire une pratique dans une situation en tension) [23]. Défendre l’hospitalité dans une situation donnée, c’est alors prendre parti contre la domination et en faveur de la sollicitude et de la prévenance. Cette qualité de l’organisation du travail est un soutien fondamental à l’interdisciplinarité comme au soin.
Au cœur du dialogue entre les personnes et les disciplines qu’est l’interdisciplinarité, le concept d’attention permet d’éclairer certains traits de l’écoute tout en l’inscrivant dans une structure globale. Pour Bernard Stiegler, l’attention est « l’affaire humaine par excellence » [24]. Elle doit être distinguée de la vigilance ou de la prudence qui sont deux réactions face à un danger. Pour qu’il y ait « attention », il faut de la sollicitude qui est la « compétence cardinale de l’être socialisé ». L’attention n’est pas non plus la concentration dans la mesure où la concentration peut être exercée dans la solitude et n’est pas à proprement parler « sociale ». Elle est sociale lorsqu’elle est sollicitude mais également prévenance. L’attention individuelle est formée socialement : « L’attention n’est absolument pas quelque chose qu’on peut trouver dans le cerveau : c’est un rapport social. Sans rapport social, sans échange de prévenance et de sollicitude, il n’y a tout simplement pas d’attention ». L’attention relève de « dynamiques de co-individuation » [24]. Bernard Stiegler poursuit avec l’exemple du dialogue socratique : « Quand deux individus dialoguent, s’ils sont tournés vers le même objet, c’est que chacun a réussi à faire que ces objets d’attention deviennent des objets d’attention pour l’autre » [24].
Je voudrais enfin proposer un dernier concept à la discussion : l’intranquillité. L’interdisciplinarité exige de travailler dans l’intranquillité, c’est-à-dire dans le cheminement avec les différences, dans une attitude d’ouverture sans recherche de résolution, ouvert et face à l’inconnu, au nouveau, à un objet imprécis d’abord, incertain. Avancer avec les doutes en creusant chaque doute comme une piste en soi, interroger ses cadres disciplinaires, s’ouvrir à ce qui fait irruption. Là où l’interdisciplinarité semble parfois très difficile, rappelons avec Hannah Arendt que toute pensée est mouvement [25], et que tout mouvement s’ancre dans une tradition très forte [26]. L’interdisciplinaire est en ce sens toujours conditionnée par des compétences disciplinaires très fortes non par un oubli ou un détachement. Mais grâce à ce savoir, l’interdisciplinarité exige le questionnement de ses pratiques, parfois leur mise en suspens pour comprendre celles des autres et ensuite, construire autrement. On trouve un écho à ce type de philosophie dans la réflexion que Jean-Michel Besnier consacrait à l’interdisciplinarité avec ce titre provocateur : « Seul le désordre est créateur » [27]. Il y développait l’idée que les découvertes viennent des marges des disciplines et des dissidences à la manière d’Edgar Morin et de son concept de « maraudeurs », ou encore à l’historien des sciences Paul Feyerabend qui a démontré qu’il n’y a pas de méthode scientifique, mais « seulement des rationalisations a posteriori pour légitimer des découvertes obtenues par hasard, grâce à des coups de force et parfois à des provocations anti-académiques » [27].
Concluons sur cette triple proposition. L’interdisciplinarité nécessite une qualité de collaboration qui ne peut prendre place que dans un milieu hospitalier au sens d’hospitalité. Elle engage une attention au sens d’une ouverture à l’autre par laquelle s’actualise et se crée ce qui fait commun. Enfin, l’interdisciplinarité impose une forme d’intranquillité en tant que disposition face à l’inconnu et à l’invention.
Remerciements/Acknowledgment: Tous mes remerciements à la Fondation de France qui a permis le travail doctoral. Un immense merci également au cancéropôle Ile-De-France qui organise et anime le groupe de travail sur la pluridisciplinarité et les SHS en cancérologie.
Financements/Funding Statement: Fondation de France, bourse “Soigner, soulager, accompagner” - 2015.
Contributions des auteurs/Author Contributions: L’auteure a rédigé le présent document dans son intégralité et a effectué les différentes relectures et corrections nécessaires à sa publication.
Disponibilité des données et du matériel/Availability of Data and Materials: Non concerné.
Avis éthiques/Ethics Approval: Non concerné.
Conflits d’intérêt/Conflicts of Interest: Aucun.
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