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Créativité et construction de l’identité professionnelle : réflexions et pratiques en onco - hématologie pédiatrique

Creativity and construction of professional identity: reflections and practices in paediatric onco-haematology

by Victoire Vigneron1,2,*, Eugénie Gosset Grainville1

1 Service d’hémato-oncologie pédiatrique, Hôpital Armand Trousseau, APHP, Paris, 75571, France
2 Service d’oncologie médicale, Hôpital Saint-Antoine, APHP, Paris, 75571, France

* Corresponding Author: Victoire Vigneron. Email: email

Psycho-Oncologie 2024, 18(1), 43-48. https://doi.org/10.32604/po.2023.043095

RÉSUMÉ

Cet article illustre la pratique clinique en psycho-oncologie, au sein d’un service d’onco-hématologie pédiatrique par de jeunes psychologues. Pour commencer, nous aborderons la place du psychologue dans un service somatique. La créativité dans le travail clinique et la modulation de temporalité médicale. Il s’agit ici de discuter la construction de l’identité professionnelle en lien avec la construction de l’alliance thérapeutique avec les patients. Spécifiquement nous aborderons le rapport à la créativité, nécessaire pour accompagner des enfants et adolescents dans leurs questionnements existentiels. Ce travail de créativité dans l’alliance thérapeutique, sera illustré à l’aide de deux cas cliniques particulièrement représentatifs du travail clinique centré sur le rapport à la finitude.

Abstract

This article illustrates the clinical practice of psycho-oncology in a paediatric onco-haematology department by young psychologists. To begin with, we look at the role of the psychologist in a somatic department. Creativity in clinical work and the modulation of medical temporality. The aim here is to discuss the construction of the professional identity in relation to the construction of the therapeutic alliance with patients. Specifically, we will look at the relationship with creativity, which is necessary to support children and adolescents in their existential questioning. This work of creativity in the therapeutic alliance will be illustrated using two clinical cases that are particularly representative of clinical work centred on the relationship with finitude.

MOTS CLÉS


Keywords

Haemato; oncology; paediatrics; carers; death; making sense

Introduction

La prise en charge des patients et de leurs familles dans le cadre d’une hospitalisation en service d’hématologie et d’oncologie pédiatrique place les soignants dans un milieu extrême avec de fortes responsabilités (Kentish-Barnes, 2007) [1]. Ce milieu particulier interroge le rapport au risque et à la mort, puisque le patient évolue dans un environnement hyper médicalisé pour une pathologie grave. Bien que ponctuée de patchs antidouleurs, d’infirmières qui font des bracelets de perles et d’intervention des clowns, l’hospitalisation en pédiatrie reste une expérience particulière, difficile, dont le potentiel traumatogène n’est plus à démontrer. Notre article vise à partager une pratique clinique du travail co-construit avec les patients, au sein d’un service somatique en tant que jeunes professionnelles. Nous aborderons ainsi la place du psychologue et les processus créatifs actifs au sein des suivis.

Comment la créativité s’invente-t-elle alors pour le psychologue ?

Jeunes psychologues respectivement diplômées depuis juin 2022 et novembre 2020, nous n’avions de l’expérience en oncologie et hématologie qu’à partir de nos stages antérieurs. L’écriture de ce texte s’inscrit dans une temporalité particulière, à partir du processus d’un passage d’un état d’être à un autre (de Timmerman, 2016) [2] du passage du sujet étudiant au professionnel détenteur d’une expertise.

Avons-nous pour quête d’interroger, de réparer l’angoisse existentielle de notre mortalité en venant travailler dans un tel service ? Venons-nous inévitablement nous confronter à la mort de certains patients, comme pour appréhender notre propre mort ? Cela corroborerait les propos de Yalom (1980, 2010) [3,4] selon lesquels la confrontation à la mort d’autrui accroît la conscience de mort du sujet et le propulse dans une meilleure acceptation de sa propre mort.

Nous sommes imprégnées par l’importance du groupe et du collectif, véritable défense dans un milieu extrême. De même, ce milieu est imprégné d’un ordre clanique impressionnant. Le service d’onco-hématologie répond à une organisation quasi-militaire, sous-tendue par des protocoles millimétrés, un manque d’effectif bien présent, et une charge psychique lourde pour les soignants. Lors de l’entretien d’embauche préliminaire, l’une de nous a été interrogée sur la capacité à intégrer le collectif : « Nous avons besoin que tous les soignants aient le même discours ». Nous avons pu percevoir le risque de l’absence du collectif. Il ne suffit pas de prendre part, pour en faire partie. Le clan permet la protection, la sororité, et l’écoute mutuelle. Le psychologue doit-il faire partie du clan ? Comment garder une forme de liberté parfois décriée, de contredire, de dialoguer mais aussi d’induire le désaccord, lorsque l’équipe s’en protège ?

Le psychologue, ce soignant que le patient et sa famille peuvent refuser

L’être là : Comme précisé en amont, la violence de l’annonce diagnostique, le vacillement de l’environnement familial, le réaménagement associé à l’hospitalisation d’un enfant, demande une adaptation constante au patient et sa famille. Il s’agit pour le psychologue d’être parfois simplement présent, accompagner le patient en regardant par sa fenêtre (Yalom, 2010) [4] tout en entendant ses représentations, et sa manière d’être au monde.

La rencontre avec le patient et sa famille est réalisée systématiquement une fois le diagnostic posé, sauf dans le cas où les familles souhaitent rencontrer le psychologue en amont. Il s’agit de proposer un espace et un cadre dans lesquels la temporalité du patient et de ses parents est respectée, l’objectif étant d’amener de la pensée quand le corps est attaqué à différents endroits notamment par les examens et les traitements. De même, la mise en sens peut transformer la souffrance en réalisation (Levenson et al., 2005) [5], ainsi notre travail a également pour but de permettre la croissance du sujet à partir de la mise en sens de la souffrance. Vaste entreprise, qui nous amène à rencontrer le patient et sa famille comme ayant un potentiel immuable et évident de croissance.

Pour autant, il est fréquent que le patient (ou sa famille) manifeste un refus à l’idée de rencontrer le psychologue. Dans un service où tous les soins sont imposés, le sentiment de perte de contrôle sur leur propre vie survient régulièrement. Il nous paraît indispensable de laisser au patient le contrôle sur cet accompagnement et ainsi respecter le refus potentiel. De la même manière, la temporalité psychique peut s'éloigner de la temporalité médicale. Nous nous portons garantes du respect de cette temporalité, et dans le cas d’un refus initial, nous rappelons toujours au patient que nous nous tenons à sa disposition dès lors qu’il s’en sent prêt. Notre positionnement implique parfois d’être perçues étrangement par certains médecins qui peuvent avoir du mal à entendre cette temporalité à deux vitesses. Les protocoles, le choix des molécules, la réception des résultats, leur analyse, les positionnant dans une temporalité liée à l’efficacité, à la stabilisation d’un état, voire à une amélioration.

Le psychologue : un pied dedans, un pied dehors

Dans une forme d’interface, nous sommes à la fois partie et hors de l’équipe médicale. Nous faisons à proprement parler partie intégrante de l’équipe soignante/médicale, pour autant nous avons un statut qui nous est propre, sous l’autorité du directeur de l’établissement. Au quotidien, nous sommes parfois au dehors car nous ne sommes pas soignants directs de l’enveloppe du corps souffrant. Être au dehors c’est parfois batailler pour se faire entendre, avec la nette sensation de s’imposer, dans un staff médical, très technique, qui laisse peu de place au psychisme. Un médecin s’interrogeait suite à une intervention par l’une de nous « bon d’accord mais ça je ne sais pas comment je vais le coter… ». Être au dehors c’est valoriser la temporalité psychique et militer contre les risques liés à une potentielle attente de productivité. À l’inverse, nous serons tout autant étonnées quand, absentes durant trois jours, un autre médecin nous fera part de son inquiétude, face à une mère en grande détresse « aucune de vous n’était là, c’était beaucoup trop long ! Nous avions besoin de vous ». Cette interface évoque la particularité de la place du psychologue dans un service somatique, non dépourvu de souffrance psychique autant que physique. Comment garder cette mobilité, être disponible sans être à disposition ?

Probablement, être à la fois dedans et autant dehors, c’est tenter de se décaler de l’illusion de l’indispensable, c’est renoncer à l’immédiateté, proposer une autre temporalité, celle du sujet, de l’individualité et non de l’institution. Cette place particulière se manifeste également lorsque les relations entre l’équipe médicale et une famille se cristallisent. En tant que psychologues nous tentons le pas de côté, afin d’apporter des clés de lecture différentes. Il s’agit de faire tampon entre la famille et l’équipe médicale en amenant chaque protagoniste à penser, autant que possible, la situation différemment. Faire un pas de côté, comprend aussi la capacité à tenter, à créer avec le patient. La créativité dans le soin amène le soignant à se rapprocher au plus près de l’essence de la relation, l’authenticité.

L'objectif de ces vignettes cliniques est de présenter deux prises en charge qui nous ont amenées à penser notre pratique de psychologues à l’hôpital en faisant preuve de créativité. Chacun à leur manière, les deux patients nous ont invitées à créer, à nous laisser traverser par leur urgente nécessité à mettre du sens. En outre, nous avons jugé pertinent de mettre en avant deux situations relativement distinctes, qu'il s'agisse de l'âge du patient, de la pathologie, mais également de nos modalités d’interventions.

Vignettes Cliniques

Malo ou comment croître durant une épreuve

Nous rencontrons Malo au début de son hospitalisation. Âgé de 15 ans, il souffre d’une leucémie aiguë lymphoblastique biclonale. Nous nous rencontrons une à deux fois par semaine, dès sa période d'induction, toujours en prenant rendez-vous. Cette co-construction s’est établie après le premier entretien. Dès lors, Malo avait évoqué la dimension parfois très intrusive des entrées et sorties de sa chambre. Il expliquait « il y a tellement de gens qui viennent, ça change beaucoup en plus, ça ne s’arrête jamais, même la nuit ».

Prendre rendez-vous durant une hospitalisation peut sembler étrange, peu propice, mais cela a du sens avec Malo. Prendre rendez-vous l’a amené à être libre du choix de ces rencontres, responsable de ces entretiens et acteur de sa prise en charge. Cela a aussi du sens, puisque c’est choisir de se rencontrer et il semble que l'alliance thérapeutique demande cet engagement du thérapeute, afin de permettre une certaine continuité et cette régularité. De notre côté, nous veillons à nous adapter et à proposer un cadre en co-construction avec le patient au même titre qu’à respecter l’espace de la chambre comme d’un espace dans lequel nous n’entrerons que par invitation.

Lors de nos entretiens, Malo fait preuve d'une étonnante lucidité, toujours ponctuée d'une indéniable volonté de « gagner » contre cette leucémie qui « lui a volé cette année ». Pourtant cette attitude de combattant qui « accepte tout », très présente lors de notre premier entretien, a évolué, assez rapidement. Comme le souligne Yalom (1980) [3], face à une crise, comme l'arrivée d'une maladie au risque vital, la mise en mouvement et la mise en sens peuvent être particulièrement rapides. C’est ce que nous tenterons de démontrer dans ce texte. À la fois ce que Malo nous montre comme être un apprentissage à envisager la mort, et la construction de l’alliance thérapeutique avec le psychologue.

Très rapidement, lors d’un entretien, Malo, en buvant son chocolat chaud, de but en blanc évoquera la mort comme une issue : « j’y ai pensé, à la mort, ça m’a fait pleurer il y a quelques nuits ». Nous abordons ce qu’il en a tiré, d’y avoir pensé et d’avoir pleuré. Il explique qu’il préfère ne pas y penser. Je lui partage que ce n’est pas commun de penser à sa propre mort à 15 ans, de fait. Il ajoute alors « je n’y avait jamais trop pensé avant. En fait c’est triste. Ce serait triste de finir sa vie à 15 ans ». J'acquiesce, en ajoutant que je suis d’accord avec lui, tout en repensant à cette phrase « on ne meurt que quand on a fini de vivre » (Dolto, 1998) [6]. Phrase qui m’amène à lui demander pourquoi c’est si triste selon lui. Il répond : « parce que j’ai encore tellement de choses à vivre, avant je ne me rendais pas compte, j’ai envie de voyager, de vivre quoi ».

Il n’est pas rare que les patients, dont le diagnostic sous-tend un risque vital, abordent la question éminemment existentielle de la finitude, de leur finitude. Les entretiens avec les psychologues peuvent accompagner ces questionnements, parfois suspendus, ne demandant parfois pour réponse qu’une validation authentique de la part du thérapeute. Le thérapeute humaniste existentiel, par la présence thérapeutique se doit d’être en lien avec ses propres émotions et représentations pour adopter une attitude chaleureuse, à juste distance. Il s’agissait ici, de tenter d’être conscient de notre propre angoisse de mort, au flux d’expérience (Lietaer & Zech, 2021) [7] lors de ces échanges, et ainsi favoriser la rencontre, d’être humain, à être humain.

Malo est un jeune âgé de 15 ans, vif, doté d'indéniables capacités d'élaboration, qui a pu se mobiliser à penser la mort, l'impuissance, matérialisée par l'attente, et interroger le sens de l'épreuve. Quand je demande à Malo quel regard il a sur lui depuis le diagnostic (environ 3 mois après). Il me répond du tac au tac : - « Je ne me sens pas plus fort finalement ». Il explique « j’ai appris des choses sur moi, comment je fonctionne ; ça m’a fait redescendre sur terre ». J’interroge alors cette fin de phrase en ajoutant qu’il a peut-être perçu là, la fragilité humaine. Il poursuit alors : « On fait on se dit toujours qu’on endurera tout, et quand on vit un truc comme ça, en fait pas du tout » ; « C’est très dur, ça fait beaucoup de peine mais on s’accroche à une idée quand même, que tout ne pourra pas toujours aller, mais qu’on va faire au mieux pour guérir. J’ai compris des choses sur moi, que finalement j’y arrive un peu, même si mon corps s’est mis à déconner ».

Malo, jeune adolescent dont l'adaptation nécessitait une attitude de combattant fait le constat de la fragilité, met en avant l’espoir de guérison, probablement pour se protéger de l'angoisse de mort, indéniablement présente. Aussi, il pointe le rapport à ce corps, rapport ambivalent, comme un ami qui s'est mis à « déraper ». Ce qui fait de ce corps un allié peu raisonnable. Il ajoute « C’est traumatisant (cette leucémie) mais pas forcément un traumatisme. J’ai appris la patience, dans l'attente. J’ai compris aussi que j’avais cette force mentale ». Malo perçoit ici que la potentialité traumatique d'une situation peut recouvrir des apprentissages. Malo nous apprend que la croissance du sujet peut s’enrichir du point suivant : la croissance comprend la prise de conscience de la fragilité de l’être humain.

La rupture de l'alliance et la présence thérapeutique

Lors du 6ème rendez-vous, je frappe à la porte mais Malo a oublié notre rencontre. Nous organisons ensemble un rendez-vous une semaine plus tard. La semaine suivante, les rencontres s'enchaînent et je ne respecte pas l’heure du rendez-vous. Quelle capacité de présence thérapeutique pour le thérapeute qui déroge au contrat implicitement établi ? Probablement une présence partielle, qui nous fait arriver en retard à notre tour. Malo me le fait remarquer et nous démarrons ainsi la séance en évoquant l’importance du cadre défini et respecté. Malo évoque ainsi son mécontentement, d’être constamment dans l’attente, attente du patient avant un examen, attente des résultats, attente de rencontrer le médecin.

En étant en retard nous dérogeons au contrat initial, et Malo se trouve dans cette immobilité qu’il déteste, qui lui fait peur. Malo a besoin d’être acteur, d’être un « bon patient qui fait ce qu'il faut ». Probablement cela vient raisonner pour moi qui ai ce besoin d’être une « bonne psychologue ». Ce retard au rendez-vous, bien inconscient et pourtant réel peut se définir comme une rupture d’alliance thérapeutique définie par de Roten et ses collaborateurs comme « une tension ou une rupture dans la relation de collaboration entre le patient, le thérapeute, soit d’une détérioration du processus de communication, soit d’une altération ou de fluctuation de la qualité de l’alliance » (de Roten et al., 2021 p-164) [8]. En s'appuyant sur le « modèle de résolution des ruptures » de Safran et Muran (2000) [9], et dans le but de permettre une remise en mouvement de la collaboration, nous avons pu focaliser notre attention sur la présence émotionnelle et aussi acquiescer notre rôle dans la rupture. Reconnaître notre responsabilité dans la rupture a permis de redonner du contrôle à Malo et ainsi re-travailler sur les objectifs de nos rencontres.

Cette situation nous a amené à nous interroger sur notre capacité de présence (Geller & Greenberg, 2005) [10], à la fois psychique et physique. Agir en miroir, ici bien inconsciemment, peut amener le patient à prendre conscience de son fonctionnement et favoriser les processus de mise en sens. Avec Malo, nous travaillerons durant plusieurs mois, afin d’appréhender ensemble, par un mélodieux processus de maîtrise et d’une volonté tenace d’aborder chaque détail d’un potentiel décès, le rapport à la finitude, et l’urgente nécessité de Malo de laisser une trace, quelle qu’elle soit. Il est possible de penser ce texte comme une partie de cet engagement implicitement signé au sein de l’alliance avec Malo.

La nécessité constante de s’adapter au patient: Anna

Anna est une petite fille de 6 ans atteinte d’un neuroblastome métastatique de stade IV. Face à une absence de réponse aux différentes lignes de traitements, les médecins ont acté deux ans après son diagnostic un passage en soins palliatifs. Depuis, Anna reçoit différentes chimiothérapies qui ont pour objectif de stabiliser la maladie le plus longtemps possible, tout en lui offrant une vie aussi confortable que possible. Anna a déjà bénéficié d’un suivi avec une psychologue du service. Notre rencontre résulte du départ de cette dernière qui nous présente lors d’un entretien de « transition ».

Anna est une petite fille au contact très facile. Considérant l’hôpital comme « sa deuxième maison », elle n’est plus intimidée par les blouses blanches, et est très ouverte à tout ce qu’on peut lui proposer pour occuper ses journées. L’alliance thérapeutique se met donc en place sans difficulté. Nous convenons au cours de cette première séance, de se fixer un rendez-vous lors de chacune de ses hospitalisations (toutes les trois semaines environ). Au moment où nous la rencontrons, la maladie d’Anna est bien stabilisée, et cette petite fille mène une vie qui, d’extérieur, peut ressembler à celle des enfants de son âge. Elle est scolarisée en classe de CP, fait de la danse classique, et contrairement aux autres enfants du service, elle n’est soumise à aucun régime alimentaire particulier.

Pour autant, de par la durée de sa maladie, et les épreuves qu’elle a traversées, Anna a une maturité qui dépasse largement celle des enfants de son âge. Les questionnements et les préoccupations dont elle nous fait part, correspondent en réalité davantage à ceux d’un adulte. Et pour faire face à l’angoisse générée par ses propres questionnements, Anna a mis en place de nombreux mécanismes de défense. Le plus fréquemment, elle a recours à une stratégie d’évitement : « je n’ai pas envie d’en parler parce c’est en le disant que je me sens mal » nous dira-t-elle au sujet des cauchemars qu’elle a fait. De fait, lors des entretiens, si elle considère qu’on aborde des sujets trop sensibles pour elle, Anna n’hésite pas à recadrer l’entretien vers des sujets plus légers ou à recentrer sur le jeu. Ainsi, pour comprendre ce que vit Anna, il est indispensable de passer par le jeu.

Au fil de nos entretiens, nous avons perçu les différents éléments qui génèrent beaucoup d’angoisse chez cette petite fille. En premier lieu : la scintigraphie. Cet examen médical ayant pour but d’évaluer le niveau d’évolution de la maladie est invivable pour cette petite fille. Du haut de ses 6 ans elle décrit « quand j’entends ce mot, j’ai une boule dans le ventre qui apparaît et qui ne disparaît plus tant que l’examen n’est pas terminé ». Elle ne parvient pas réellement à identifier la cause de cette angoisse. Et pourtant, quoi de plus terrifiant que la prise de conscience de l’avancement de sa maladie ? Un autre élément qui revient régulièrement dans nos entretiens, correspond à ce qu’elle nomme « les questions bizarres ». Quand je lui demande de me préciser ce qu’elle entend par là, elle me répond « c’est des questions qui viennent dans ma tête quand je suis seule, ou quand l’environnement est trop calme, et ces questions me font me sentir toute bizarre ». Ce qu’Anna appelle les questions bizarres, sont en réalité les questions existentielles que tout individu se pose à certains moments de sa vie, et particulièrement les enfants : Pourquoi je vis ? Pourquoi ai-je des parents ? Pourquoi suis-je malade ? Les enfants peuvent-ils mourir ? Pour autant, lorsque nous essayons de la faire élaborer sur ces questions, elle se referme et réclame un retour au jeu.

Nous avons donc réfléchi à des stratégies pour amener Anna à verbaliser toutes ces pensées, interrogations et craintes qui l’envahissent, ainsi contourner ses mécanismes de défense bien en place. Le moyen le plus ajusté semble être le jeu, outil utile, et considéré comme incontournable et efficace pour mieux communiquer avec l’enfant malade et l’aider à verbaliser ses craintes (Bouquinet et al., 2008) [11].

Les Barbies, comme médiatrices d’un échange trop chargé émotionnellement

Durant une séance, nous avons senti Anna plus confiante que d’habitude, peut-être un peu plus ouverte à parler librement. Nous apprendrons par la suite que les résultats de la scintigraphie étaient plutôt bons, et le médecin d’Anna ne lui avait pas caché sa satisfaction. Nous en profitons donc pour entamer une discussion avec cette dernière. Néanmoins, à la troisième question posée, Anna verbalise qu’elle préfère passer au jeu. Elle nous tend une de ses Barbies et nous invite à la mettre en scène. Nous prenons notre rôle de Barbie à cœur, changeons le ton de notre voix et présentons ce nouveau personnage. Anna rentre alors pleinement dans le jeu. Nous en profitons pour attribuer les questions que nous souhaitons poser à la Barbie. Elle se saisit facilement de cette médiatrice, et s'ensuit un échange très intéressant sur la vie et la mort. Dans cet entretien, Anna évoque la question du paradis, de ce qu’elle en imagine, et le sens qu’elle y accorde. Ce discours se fait dans une apparente sérénité, chez cette petite fille qui affirme « je n’ai pas peur de mourir, je me demande seulement combien de temps ça dure ». Cela confirme les propos de Yalom (1980) [3] selon lequel, chez les enfants, l'acquisition de la connaissance de la mort, se fonde sur le déni, qui est mis en évidence chez cette petite fille par le caractère réversible qu’elle attribue à la mort.

Pourtant, nous nous rendons compte au fil des séances que sa perception de la mort évolue et que la mise au travail l’amène à appréhender l’irréversibilité de la mort. De fait, quelques mois plus tard, elle initie à nouveau, au cours d’une séance, un jeu avec ses barbies, mais cette fois-ci elle crée elle-même le dialogue et nous chuchote à l’oreille les questions que nous devons poser à la Barbie. Elle évoque le début de la maladie, l’absence d’explications liées à la survenue, la durée des traitements, son passage en réanimation… Nous sentons à cet instant qu’il est important pour elle de revenir sur l’historique de sa maladie, et notamment sur des étapes que nous n’avons pas connues (n’étant pas encore dans le service à cette époque). Cela lui permet de retracer le récit de son histoire.

Suite à cela, elle réoriente la séance vers le jeu, amène dans le scénario le thème de la mort, et engage une discussion autour de ce sujet. Vient alors le moment où elle questionne la peur de mourir, et interroge notre Barbie. Subtilement, nous lui retournons la question, et ce à quoi elle répond spontanément : « Quand on est mort, on ne va plus à l’école, on ne va plus au parc, on ne voit plus jamais ses parents ! Bien sûr que j’ai peur de la mort ». Nous comprenons qu’Anna est venue déposer quelque chose d’important pour elle dans l’espace thérapeutique, et que cela l’a amenée à verbaliser une angoisse très envahissante. Elle nous corrigera d’ailleurs, quelque temps plus tard, lorsque nous soulignons que les personnages de notre jeu nous montrent qu’ils ont un petit peu peur de la mort « comment ça un petit peu ? Ça fait hyper peur la mort, tu te rends compte ? On n’en revient jamais… ».

Quand les mots sont trop douloureux, l’écriture est un bon moyen d’expression

Ayant fait sa rentrée en classe de CP en septembre, Anna profite souvent des séances pour nous montrer ses progrès en écriture et en lecture. Nous nous sommes donc questionnées sur la pertinence d’utiliser ce média afin de mettre en mots sa souffrance. Nous lui avons proposé qu’on crée ensemble un carnet sur lequel elle pourrait noter, au moment où elles surviennent, ses questions et interrogations bizarres. Anna a accepté volontiers cette proposition à condition que l’on crée ensemble deux carnets : un pour elle et un pour nous. Est-ce un moyen pour elle d’instaurer une relation horizontale entre nous deux ?

Quelques séances suivantes, la petite fille m’accueille en me montrant fièrement son carnet qu’elle avait consciencieusement rempli. Après avoir vérifié que nous avions, nous aussi, noté certaines de nos émotions, elle nous raconte ce qu’elle a traversé ces derniers temps. Elle évoque notamment sa difficulté à gérer ses émotions, en particulier sa colère : colère d’être malade, colère de rater l’école, le cours de danse, ou le dernier concert prévu. Cet exercice d’écriture lui a permis de déposer des choses à l’instant où elle les ressentait, et de pouvoir revenir dessus avec plus de recul en séance. Elle s’est d’ailleurs bien saisie de l’écriture en l’utilisant dans de nouvelles situations. Il n’est pas rare en séance, lorsque nous abordons des sujets qu’elle juge trop angoissants, qu’Anna ait recours à une application sur sa tablette. Cette application fait fonction d’ardoise, sur laquelle on peut écrire et effacer instantanément. Elle nous demande alors d’écrire notre question, et répond par la suite, toujours via ce médiateur. Il est probable que cela apaise l’angoisse qui l’envahit grâce à une mise à distance de la réalité, tout en favorisant un sentiment de contrôle grâce à la possibilité d’effacer instantanément ce qu’elle a noté.

Finalement, la prise en charge de cette petite fille illustre parfaitement la nécessité que nous avons, en tant que psychologues, à redoubler de créativité pour aider et amener l’enfant à mettre des mots sur ce qu’il vit durant ces périodes si particulières.

Discussion

Notre propos interroge l’implication émotionnelle (Yalom, 2010) [4] du psychologue et sa capacité à créer dans le contexte spécifique d’un service d’onco-hématologie pédiatrique.

Tout d’abord, Malo et Anna, nous ont amenées à proposer une forme d’égalité dans la rencontre, caractéristique partagée par ces deux cas cliniques. Pour Malo, la reconnaissance de notre capacité de présence partielle, due au retard lors de la consultation, a agi comme une opportunité à repenser la nécessité du cadre, et a permis à Malo d’expérimenter que le thérapeute est faillible (Yalom, 2010) [4]. Anna, agitée par des émotions difficiles, a pu, à l’aide de deux carnets d’émotions, se rassurer dans le fait que tout individu ressent des émotions, le thérapeute, comme elle-même.

De même, consentir à laisser le patient retrouver une certaine autonomie tout en facilitant sa participation active permet de favoriser une créativité partagée (Yalom, 2010) [4]. La proposition de redonner un sentiment de contrôle à Anna se concrétise par l'idée de collaborer à la création des séances thérapeutiques. Cette démarche s'illustre par des suggestions telles que l'utilisation d'un outil comme une tablette/ardoise pour exprimer ses émotions. Cette approche est envisageable car Anna est une petite fille qui a une bonne connaissance d'elle-même et bénéficie d'un suivi psychologique depuis un certain temps.

De son côté, Malo aussi a besoin de reprendre le contrôle. Il demande implicitement aux soignants qui l'entourent d'exister pour eux. À la fois dans sa nécessité à être un « bon patient » mais également dans le lien qu'il construit avec les soignants. Il semble essentiel d'entendre cette demande, nécessaire soutien pour avancer. Dans ce mouvement, nous avons proposé à Malo de lire le cas clinique présenté dans cet écrit, lors d'une consultation. Durant la consultation, Malo a exprimé des remarques, écoutant attentivement, en soulignant l’impression d'avoir « été compris ». Le patient impacte le thérapeute, et lors de cette consultation, nous avons pu lui signifier l'impact qu'il a eu sur notre pratique (Yalom, 2010) [4].

La construction de l’alliance thérapeutique s’est établie à partir de la présence du thérapeute comme un support étayant aux enjeux existentiels associé à une créativité mutuelle respectant la temporalité du patient. Ainsi, Anna et Malo ont pu se saisir des entretiens afin d’élaborer la question de la finitude. En tant que psychologues, travailler en pédiatrie, enjoint à être au contact régulier de l’enfant que nous avons été, associée à une conscience interne accrue (Geller & Greenberg, 2005) [10] dans le but d’entretenir cette capacité à rencontrer avec spontanéité, à se laisser emmener sur leurs terrains de jeu, leurs inquiétudes et leurs préoccupations. Le fait d’être de jeunes psychologues et donc d’être en « construction professionnelle » nous laisse au contact très régulier de doutes sur nos pratiques et sur les propositions faites aux patients. Comme l’enfant, nous évoluons dans des processus similaires probablement avec des fonctionnements d’essais erreurs dans les relations thérapeutiques que nous menons. Ainsi, les processus de croissance travaillés au sein de ces deux prises en charge peuvent être mis en lien avec les processus de construction de l’identité professionnelle.

Conclusion

La possibilité d’être plusieurs psychologues dans un service d’onco-hématologie pédiatrique, nous amène à interroger nos pratiques, à les critiquer, mais également à souvent échanger, et souvent douter. C’est également la possibilité de se soutenir, le collectif s’inscrivant comme un allié particulièrement utile dans un milieu extrême. La rencontre avec ces familles, les enfants et leurs parents, nous interroge inévitablement sur nos propres rapports à l’impuissance, à la finitude. Nous ne dérogeons pas à nos propres angoisses d’inévitable solitude existentielle, puisque c’est notamment grâce au collectif de psychologues que nous nous en défendons. Toutefois, cela nous amène à puiser en nous toute la créativité possible pour rencontrer ces enfants et leurs familles, là où ils sont, et de chercher avec eux, et ce sans jamais cesser de douter. Après tout, un bon thérapeute est quelqu’un qui cherche, non quelqu’un qui sait (Yalom, 1980) [3].

Remerciements/Acknowledgment: « Merci à nos patients de nous avoir amenées à faire preuve de créativité pour les accompagner au mieux. Merci aux relecteurs pour leurs remarques avisées et leur aide dans la construction de cet article ».

Financements/Funding Statement: Les auteurs n’ont reçu aucun financement spécifique pour cette étude.

Contributions des auteurs/Author Contributions: Tous les auteurs ont examiné les résultats et approuvé la version finale du manuscrit.

Disponibilité des données et du matériel/Availability of Data and Materials: Les données seront fournies sur demande à l’auteur correspondant.

Avis éthqiues/Ethics Approval: Les prénoms des patients ont été changés afin de respecter l’anonymat de ces derniers.

Conflits d’intérêt/Conflicts of Interest: Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt.

References

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Vigneron, V., Gosset Grainville, E. (2024). Créativité et construction de l’identité professionnelle : réflexions et pratiques en onco - hématologie pédiatrique. Psycho-Oncologie, 18(1), 43-48. https://doi.org/10.32604/po.2023.043095
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Vigneron V, Gosset Grainville E. Créativité et construction de l’identité professionnelle : réflexions et pratiques en onco - hématologie pédiatrique. Psycho-Oncologie. 2024;18(1):43-48 https://doi.org/10.32604/po.2023.043095
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V. Vigneron and E. Gosset Grainville, “Créativité et construction de l’identité professionnelle : réflexions et pratiques en onco - hématologie pédiatrique,” Psycho-Oncologie, vol. 18, no. 1, pp. 43-48, 2024. https://doi.org/10.32604/po.2023.043095


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